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Ça devient leur principal business: de plus en plus de détectives privés sont embauchés par les entreprises pour traquer les fraudes aux arrêts maladie

Les fraudes détectées et stoppées par l'Assurance maladie ont plus que doublé en cinq ans, à 628 millions d'euros en 2024, un bond qui illustre l'accroissement des efforts anti-fraude mais aussi l'industrialisation des arnaques

Les fraudes détectées et stoppées par l'Assurance maladie ont plus que doublé en cinq ans, à 628 millions d'euros en 2024, un bond qui illustre l'accroissement des efforts anti-fraude mais aussi l'industrialisation des arnaques - PHILIPPE HUGUEN © 2019 AFP

Reuters s'est entretenu avec cinq détectives privés qui déclarent que leurs contrats liés à des fraudes aux arrêts de travail sont en plein essor. Dans un contexte de redressement des finances publiques, le gouvernement a fait de la lutte contre la fraude une priorité pour combler le trou de la Sécu.

Détective privé depuis 1994, Fabrice Lehmann repère l'homme qu'il a été chargé de pister alors que celui-ci quitte son domicile de la banlieue parisienne, habillé pour aller travailler. Puis il commence à le suivre en essayant de se fondre dans la foule pour passer inaperçu.

Il suit sa cible dans un train de banlieue. L'homme, dont on lui a dit qu'il était en arrêt maladie depuis le mois de juin, a passé son trajet penché sur un ordinateur portable. Il devient ensuite plus difficile à suivre dans les couloirs du métro parisien et Fabrice Lehmann doit s'en rapprocher pour ne pas le perdre de vue. Mais lorsque le train suivant arrive, la cible monte à bord avant de redescendre immédiatement au moment de la fermeture des portes, échappant ainsi au détective.

Fabrice Lehmann est de plus en plus souvent sollicité pour pister des cols blancs tels que ce salarié, qui travaille dans le secteur des services financiers et fait partie d'un nombre croissant de Français soupçonnés de fraudes aux arrêts maladie.

Explosion des arrêts de travail

Selon la Caisse nationale de l'Assurance maladie (Cnam), les dépenses d'indemnités journalières ont fortement progressé, avec une hausse de 27,9 % entre 2019 et 2023, souligne la Cnam. Si cette progression s'explique à 60% par des facteurs démographiques (augmentation et vieillissement de la population salariée) et économiques (hausse du salaire moyen ou du Smic), la part restante est liée à une augmentation des arrêts et de leur fréquence".

Dans un rapport publié en mars, la Cnam dévoilait avoir détecté et évité 42 millions d'euros de fraudes aux indemnités journalières liées au arrêts de travail en 2024, contre 17 millions l'année précédente. Mais il est probable que ces chiffres ne reflètent pas l'ampleur réelle du phénomène, d'autant que la Cnam n'a commencé à renforcer ses contrôles qu'en 2022. Dans le même temps, de nombreuses entreprises se méfiant de leurs salariés engagent des détectives privés pour les pister.

Une activité en plein essor

Alors que Reuters s'est entretenu avec cinq détectives privés, tous ont déclaré que leurs contrats liés à des fraudes aux arrêts maladie étaient en plein essor. À tel point que certains ont cessé leurs activités traditionnelles - telles que les enquêtes sur des relations extra-conjugales - pour se concentrer uniquement à ce sujet. Parmi les détectives interrogés, Baptiste Pannaud a déclaré que ses contrats liés aux arrêts maladie avaient plus que doublé au cours des quatre dernières années.

Selon Fabrice Lehmann, certaines de ses cibles sont soupçonnées de travailler avec des concurrents des entreprises qui les emploient, tandis que d'autres utilisent leurs arrêts maladie pour lancer leur propre société. Patrice Le Bec, dont l'agence collabore avec celle de Fabrice Lehmann et qui a été engagé pour l'enquête à Paris, a déclaré avoir déjà vu des personnes s'absenter pour cause de maladie et se rendre dans la foulée à l'aéroport pour partir en vacances.

"Dans l'entreprise ou dans le couple, c'est une affaire d'argent et de trahison. C'est la même chose qui se répète à chaque fois", a déclaré Fabrice Lehmann.

Ces comportements frauduleux coûtent en tout cas cher à la Sécu. Le montant maximal de l'indemnité journalière versée par l'Assurance maladie pour cause de maladie s'élève en effet à 41,47 euros, pour une durée pouvant atteindre trois ans. Les employeurs complètent toutefois une grande partie du reste du salaire de leurs employés pendant une période définie. Et suivant les accords de branche, certains prennent aussi en charge les trois jours de carence avant que la Sécu indemnise les salariés en arrêt.

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Selon un rapport de l'Inspection générale des finances de 2024, les absences pour raison de santé dans la fonction publique ont atteint 14,5 jours par agent en 2022, contre 11,7 jours dans le secteur privé. Cette différence peut s'expliquer par le fait que les fonctionnaires ne subissent qu'un seul jour de carence, dit d'ordre public, c'est-à-dire ni pris en charge par la Sécu, ni par l'employeur ou la prévoyance. En Allemagne, où les prestations sont également généreuses, les salariés ont été en arrêt maladie 14,8 jours en moyenne en 2024, selon les statistiques officielles, qui ne précisent pas la répartition par secteurs.

"Pas acceptable dans un pays comme le nôtre"

En France, des contrôles ont révélé que la moitié des arrêts maladie de plus de 18 mois étaient injustifiés, a indiqué en juillet François Bayrou, sans fournir de précisions. "Ceci n'est pas acceptable dans un pays comme le nôtre et dans une période comme celle que nous vivons", a-t-il déclaré.

Selon Bruno Boivin, l'un des détectives interrogés, les promesses du gouvernement de lutter contre la fraude - en ciblant par exemple les médecins accordant de faux arrêts maladie - sont "absurdes" car les actes concernés font rarement l'objet de sanctions.

Bruno Boivin a expliqué avoir été engagé par une grande entreprise de transport public où 30% du personnel d'un service était en arrêt maladie.

"On a fait des dossiers, on a fait des flagrants délits de gens qui bossaient ailleurs (...). Puis jamais personne n'a été sanctionné et le client a arrêté de nous solliciter en disant 'ça sert à rien ce que vous faites, de toute façon on peut pas virer les gens'", a-t-il dit.

Bruno Boivin a également expliqué que son agence avait du mal à retrouver un salarié qui a cessé de travailler depuis dix ans mais qui se présente à son employeur une fois tous les trois ans pour renouveler sa voiture de fonction.

La fraude généralisée, "un pur fantasme"

Il faut dire que l'absentéisme s'est accéléré depuis la crise du Covid-19, selon les données officielles. D'après le dernier baromètre de Mercer, le taux d'absentéisme s'élevait à 5,8% en 2024 contre 4,8% en 2021. Et un salarié sur trois (31%) s'est absenté au moins une fois l'année dernière. Selon certains experts, la culture managériale en France n'aide pas.

"Le mode de management français est très vertical, très autoritaire et ne correspond pas aux besoins aujourd'hui de la population qui demande plus d'empathie, de co-construction du changement, etc. On a un système très oppressif", a déclaré l'économiste Jean-Claude Delgènes.

Sabrina Ali Benali, médecin urgentiste et coautrice des propositions de La France Insoumise en matière de soins de santé, rejette l'image de travailleurs trop gourmands véhiculée par les entreprises. Bien que certains viennent la solliciter pour obtenir un arrêt de travail de complaisance, elle estime que la fraude généralisée est "un pur fantasme".

Caroline Robin avec Reuters