"Ma montre connectée m'a dégoûté": quand la montagne de données finit par nuire aux sportifs

Deux fois par semaine "après le taff", c'est séance de "cardio" ou "d'aérobie" pour Ben*. Seul ou avec des amis, il s'entraîne aux quatre coins de Paris. "Beaucoup le font", lance-t-il. "Et quand on prend le temps d'observer ceux qui courent ou font du vélo, on remarque que la quasi-totalité porte des montres connectées. Il y a un effet de mode."
Quelques secondes d'observation plus tard, on ne peut qu'acquiescer cet "effet de mode". Depuis plusieurs années, les montres connectées ont la cote et les bagues connectées arrivent désormais en force (notamment par l'intermédiaire de Samsung).
"L’outil technologique apporte quelque chose de nouveau, qui crée un sursaut d’intérêt chez l'utilisateur [...] qu'il soit amateur ou professionnel", explique Hervé Le Bars, maître de conférences en psychologie du sport. "Quand ce dernier achète une montre connectée, il peut gagner en autonomie et en responsabilité."
Une autonomie d'apparence jouissive qui peut aussi s'avérer parfois dangereuse. Si une très grande majorité de sportifs amateurs court avec un objet connecté (au poignet, au doigt ou au biceps), ce n'est plus le cas de Ben.
"Ma montre m'a dégoûté du sport", tranche cet ancien triathlète qui a arrêté la discipline en 2023 à la suite d'une "dépression névrotique". Une dépression qui l'a retiré du monde sportif pendant "un peu plus d'un an".
"Une sorte d'assistante de luxe"
"J'ai commencé ce sport après le premier confinement en 2020. Le triathlon regroupe trois disciplines (natation, cyclisme et course à pied, NDLR) que j'aime bien. Mais j'ai été naïf de penser que je pouvais m'entraîner seul, sans coach ni club. Je pensais que ma montre, seule, pouvait m'aider. Je voyais en elle une sorte d'assistante de luxe."
Au fur et à mesure des années, les outils technologiques, comme les montres (déjà bien implantées sur le marché) ou les bagues connectées ont toujours proposé plus de données et de "suivi". Jusqu'à promettre une forme d'indépendance dans l'entraînement sportif et tout ce qui gravite autour.
"Le fait d’avoir beaucoup de données, c’est rassurant pour les gens", précise Michael Phomsoupha, chercheur en biomécanique. "Ils ont beaucoup d’informations sur eux-mêmes comme le sommeil, la récupération ou encore le rythme cardiaque. Avec ça, les utilisateurs peuvent se dire 'je vais bien' ou 'je ne vais pas bien'. Les données influent directement sur leur quotidien."
Des données difficiles à interpréter
Progressivement, au fil des semaines, Ben enchaîne les sorties longues et les entraînements de fractionné en haute intensité au rythme des différents confinements entre juin 2020 et mai 2021, "une période parfaite" pour lui.
"J'avais déjà un vélo et la mer à côté, c'était parfait. Je pouvais m'entraîner seul grâce à un planning (rentré au préalable dans la montre, NDLR) et je constatais les progrès semaine après semaine."
Même s'il estime cette période comme "très motivante", le jeune triathlète d'alors 27 ans ne réalise pas encore qu'il n'a pas la "totale maîtrise" des données qui lui sont proposées. "Avoir autant d'informations sur soi n'est pas forcément une bonne chose", renchérit Michael Phomsoupha. "Beaucoup sont difficiles à interpréter."
Là est le danger. "La nuée d'information nous en donne finalement très peu sur nous-mêmes", poursuit le chercheur. "Il est vrai que certaines informations données par la montre sont des indicateurs de bonne santé, mais il faut faire fi d'autres données pour avoir une idée de son type de performance".
Ben s'est "renfermé sur (lui)-même". "En ne prenant pas en compte toutes les données, je me suis fixé des objectifs bien trop hauts pour moi. Je me suis vu trop beau. Si, au départ, j'étais motivé par ce que je faisais, j'ai fini par en être dégoûté." L'ex-triathlète évoque même "une overdose" de son sport.
"Réification" de l'athlète
"Quand le sportif est tributaire de sa montre, il est possible qu'il se retrouve isolé et détaché de tout", alerte Hervé Le Bars. "Pour garder une certaine motivation, il y a trois besoins fondamentaux qui doivent être satisfaits. Être autonome, se sentir compétent et perpétuer le besoin d’affiliation au social. Si ce dernier n'est pas satisfait, l'athlète s'isole. Ce qui peut provoquer une certaine solitude, puis une dépression."
Plus inquiétant selon ce spécialiste en psychologie du sport: certains programmes d'entraînement (proposés par des outils technologiques) dit "sur mesure" ne le sont, en réalité, pas vraiment.
"La montre se base sur un test d’endurance brute et sur le poids de l'utilisateur", détaille Michael Phomsoupha. "On est sur un processus généralisé, donc les données qui en sont issues ne sont pas forcément adaptées à l'utilisateur."
La montre et le programme d'entraînement réifient l'athlète en données et en chiffres. "Le sportif ne se voit plus tel quel, mais plus comme une liste importante de données", conclut - fataliste - le chercheur.
"Je pense, qu'après tout, c'est ça qui m'a fait le plus de mal", analyse Ben, qui durant ses deux années d'entraînement avait perdu tout contact avec ses "camarades de sport". "Avec tous ces chiffres, on se compare aux autres sur les réseaux sociaux ou directement sur l'application liée à notre montre. On est réduit en chiffre."
Après une dépression de onze mois et un "arrêt total" de quelconque pratique sportive pendant 14 mois, Ben s'est fait la promesse de "ne plus jamais" faire du sport avec une montre connectée ou tout autre objet technologique relatif à sa performance.
(*) Le prénom a été modifié