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Les parfumeurs vont inventer des parfums qui n'existent pas encore

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L’odorat est le sens qui fait le plus appel à d’autres fonctions comme la mémoire, les émotions ou les souvenirs. Un segment qui suscite l'intérêt de l’industrie de l’intelligence artificielle notamment dans la parfumerie.

Se promener dans la rue et passer devant une publicité pour un parfum. Pour cette affiche, tout un univers visuel a été imaginé pour faire correspondre l'odeur du parfum à des couleurs et ainsi susciter la curiosité du client. Intrigué, vous vous rendez en parfumerie pour le sentir. Avant cela, vous découvrez le packaging du parfum, son emballage, son flacon... Dernière étape, vous le sentez. Et vous n'êtes pas tellement surpris par l'odeur car elle correspond en quelque sorte à l'univers visuel qui vous a été présenté plus tôt.

Tout cela n'a rien d'anecdotique puisqu'un travail de cohérence a été établi en amont. Mais plus surprenant, cette correspondance peut être effectuée par l'intelligence artificielle. C'est tout le travail entrepris par Muriel Jacquot, responsable d'un outil d'intelligence artificielle au sein de Givaudan, l'un des plus importants fabricants de parfum au monde. L'idée? Une intelligence artificielle (IA) capable de traduire tous types de parfums en couleurs et émotions.

Il y a deux ans Muriel Jacquot a été approchée par Givaudan pour son outil d'IA appelé Myrissi. "Je ne viens pas du tout de ce monde là", s’amuse-t-elle à préciser auprès de Tech&Co.

En 2012, sa technologie développée à l’Université de Lorraine est brevetée. D’abord une start-up, Myrissi est aujourd’hui un système pleinement intégré à Givaudan. "Nous sommes désormais capable d’explorer tout le catalogue de parfums de Givaudan en terme de couleurs et d’émotions", explique Muriel Jacquot.

L’objectif est de prédire et modéliser ce qu’un consommateur va ressentir en sentant un parfum, le traduire en couleurs, et ainsi guider les marques dans la construction de l’univers visuel complet autour du nouveau parfum "et rechercher en termes d’émotions, quel territoire affectif nous pouvons explorer", complète Muriel Jacquot.

"Une IA émotionnelle"

Techniquement, la base du système Myrissi repose sur plus de 25.000 tests réalisés auprès de consommateurs. "Nous avons interrogé un panel de consommateurs pour leur faire sentir des odeurs. Au lieu de leur demander s’ils aimaient cette odeur, on leur a dit de traduire leurs perceptions, ce qu’ils ressentent, par une couleur. La couleur et l’olfaction ont une interaction avec un grand potentiel, nous avons ici une sorte d’IA émotionnelle", précise-t-elle.

Ainsi, dans la base, un composant de parfum correspond à 5 ou 6 couleurs. "Nous avons besoin d’avoir une proposition qui couvre un maximum de réponses consommateurs". Concrètement, les marques avec lesquelles travaillent Givaudan présentent les différents composants de leur nouveau parfum. "A l’aide de Myrissi, on leur soumet un palette de couleurs avec les nuances les plus associées".

D’abord une startup, Myrissi est aujourd’hui un système pleinement intégré à Givaudan
D’abord une startup, Myrissi est aujourd’hui un système pleinement intégré à Givaudan © Givaudan

Aujourd’hui en charge de tout ce qui a trait aux neurosciences chez Givaudan, Muriel Jacquot travaille avec l’équipe de recherche, développe les activités de synesthésie c'est-à-dire l'interaction entre les sens, et s’assure de la bonne intégration de son outil à l’entreprise. "Nous avons dû adapter notre IA pour qu’elle soit compatible avec les systèmes de Givaudan. L'entreprise est venu chercher l’innovation car nous étions les seuls à avoir cette approche et à avoir collecté suffisamment de données".

"Maximiser la performance olfactive"

Désormais, tout nouvel ingrédient arrivant chez Givaudan est intégré à l’outil. L’IA cherche donc à satisfaire le plus grand nombre de consommateurs. A cela, Muriel Jacquot rétorque que le but est avant tout de "répondre de façon plus pertinente à la demande du client, d'augmenter la satisfaction du consommateur et d'anticiper de manière fine sa réaction afin que tous les signaux sensoriels aillent dans le même sens". L’équipe neurosciences de Givaudan travaille actuellement sur une approche culturelle car les réponses consommateurs vont être différentes selon les régions du monde.

Givaudan a intégré l'IA dans son processus de création en 2017 avec une équipe dédiée de 25 personnes dont 10 data scientists. La multinationale mise aussi sur l'IA pour tester de nouvelles combinaisons d’odeurs. Carto est un outil développé par l’entreprise en 2019, autour de la Odour Value Map afin de "maximiser la performance olfactive de la formule finale", selon Givaudan. Ainsi un écran tactile, qui s’appuie sur la data visualisation et la perception cognitive, permet d’explorer toutes les palettes de Givaudan.

Carto est un outil développé par l’entreprise en 2019
Carto est un outil développé par l’entreprise en 2019 © Givaudan

Un robot puise dans une banque données des 288 ingrédients les plus utilisés en parfumerie et donne la possibilité de tester de nouvelles combinaisons, le tout en quelques secondes. Carto est ainsi capable de suggérer des combinaisons et d’estimer son succès potentiel. Après ce tour de magie, une échantillon ressort avec la nouvelle combinaison créee à l’aide de cette machine.

Inventer de nouvelles odeurs

A Cambridge dans le Massachusetts, Osmo, une start-up de Google, utilise aussi l’intelligence artificielle, mais cette fois-ci pour intervenir directement sur les odeurs. Son fondateur Alex Witschko est docteur en neurosciences et est entré chez Google Research il y a six ans. "J’ai toujours été fasciné par les neurosciences et le deep learning", confie-t-il à Tech&Co.

Alex Witschko et son équipe ont développé un système afin de prédire l'odeur des molécules en se basant sur leur structure et ainsi en inventer de nouvelles. Douze personnes travaillent sur le projet, et "ce chiffre devrait doubler cette année", se réjouit le fondateur. Et la société ne cache pas ses intentions: créer la prochaine génération de molécules pour les parfums, mais aussi les shampoings ou les bougies.

Pour parvenir à un tel objectif, Osmo a conçu une carte des odeurs dont la base de données repose sur 5000 molécules issues de catalogues de parfums. Et c’est grâce à l’IA que cette carte a été construite. L’idée est de catégoriser les parfums pour que les molécules qui sentent la même chose soient regroupées.

Osmo a conçu une carte des odeurs dont la base de données repose sur 5000 molécules issues de catalogues de parfums
Osmo a conçu une carte des odeurs dont la base de données repose sur 5000 molécules issues de catalogues de parfums © Osmo

À partir de cet ensemble, le logiciel a appris à reconnaitre les associations entre la structure chimique de chaque molécule et la façon dont un humain la décrirait, c’est-à-dire la perception de l’odeur. Par exemple, l'odeur est-elle fruitée, beurrée, boisée? De cette manière, le logiciel a déjà pu prédire l’odeur de 400 molécules en se basant uniquement sur leur structure, dont une qui mélange l’odeur de pastèque à celle de l’océan. Pour le moment, l’idée est de récréer des parfums existants dans la nature, mais qui restent rares sous forme de molécules.

Par exemple, pour recréer l'odeur du muguet, Osmo prédit grâce à l'IA son odeur avant de l'analyser. Osmo demande à l'IA de trouver les molécules qui sentent comme le muguet. Le système va proposer des molécules qui se rapproche de cette odeur pour la récréer.

Fin de la création humaine?

Mais mêler deux molécules existantes pour recréer ou créer une nouvelle odeur peut comporter des risques car les liaisons chimiques ou le nombre d'atomes de carbone dans une molécule peuvent affecter son odeur et vite tourner au vinaigre. Et les échecs sont nombreux.

Alors que l'industrie mondiale des parfums pèse 30 milliards de dollars, l’autre enjeu auquel Osmo souhaite répondre est environnemental. Leur logiciel éviterait ainsi de récolter la source de l’odeur recherchée à l’autre bout du monde. Ils cherchent aussi à ce que leurs nouvelles molécules soient biodégradables. A plus long terme Alex Wiltschko aimerait numériser les odeurs et pouvoir les envoyer depuis son téléphone portable.

A la question, ces technologies vont-elles remplacer les métiers des créateurs dans la parfumerie, Muriel Jacquot et Alex Witschko répondent qu’il s’agit avant tout d’un outil, mais qu’il va de plus en plus se développer dans le domaine de la parfumerie "au service des humains".

Margaux Vulliet