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Pourquoi la mort de l'E3 était inéluctable

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L'ESA a annoncé la mort de l'E3 après plusieurs annulations. La désertion des éditeurs, la montée en puissance du Summer Game Fest et l'avènement des rendez-vous en ligne auront eu raison de lui.

Il devait "se réinventer" pour son retour en 2025. L’E3 n’a visiblement pas trouvé la formule magique pour se remettre de quatre ans d’errance, du Covid, du manque de soutien des éditeurs et développeurs qui avaient renoncé au mythique salon du jeu vidéo en juin dernier, entraînant une nouvelle annulation sans doute fatale.

Après avoir annulé les éditions 2020, 2022 et 2023, tenté une version en ligne en 2021, l’Entertainment Software Association (ESA), l’association de défense des intérêts de l’industrie vidéoludique aux États-Unis et organisatrice du salon, a annoncé, mardi 12 décembre, la fin officielle et définitive de l'E3.

28 ans de haut et de bas

Lancé en 1995, l’E3 se voulait à l’origine le lieu de rencontre entre professionnels du jeu vidéo afin de mettre le secteur en lumière, à l’image de ce que le CES était pour la tech et où le jeu vidéo n’avait que peu droit de citer. Le salon serait alors l’occasion de récompenser les titres les plus méritants, de montrer les innovations, mais aussi de faire grandir les petits développeurs et créateurs au contact des géants de l’industrie. Durant plus de deux décennies, l’E3 jouera son rôle à merveille.

Keanu Reeves lors de la conférence Xbox E3 2018
Keanu Reeves lors de la conférence Xbox E3 2018 © Christian Petersen / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

C’est ici que fut présentée la PS3 en même temps que la Wii et la Xbox 360 en 2005. Ici aussi que le monde découvrit Reggie Fils-Aimé, emblématique président de Nintendo of America, lorsqu’il monta sur scène faire les présentations en lâchant un "Mon nom est Reggie. Je suis sur le point de botter des fesses, je vais noter des noms et nous allons faire des jeux." Ici encore que Keanu Reeves viendra des années plus tard présenter Cyberpunk 2077 sur la scène de la conférence Xbox en lâchant le fameux "You're breathtaking" (vous êtes à couper le souffle) à un spectateur qui venait de lui crier la même phrase à son entrée sur scène.

Mais si l’E3 fut une magnifique vitrine internationale pour le jeu vidéo et tout son savoir-faire, un rendez-vous de juin incontournable pour tous ceux qui voulaient faire parler d’eux auprès de la presse, mais aussi en ligne avec des conférences des principaux acteurs suivis par des millions de joueurs, l’événement ne fut pas exempt de tout reproche dans son organisation. Et l’avidité de l’ESA à ne pas minimiser.

Un salon gourmand qui oublia de se renouveler

Bien que devenu un temps fort pour le jeu vidéo, l’E3 faillit pourtant disparaître à plusieurs reprises. Au milieu des années 2000, quand les coûts d’exposition explosent une première fois et que les éditeurs commencent petit à petit à se tenir à l’écart et à organiser leur propre événement pour limiter les coûts. L’E3 revoit sa copie en laissant plus de place à ces derniers avec des conférences pour présenter leurs jeux. Les années suivantes seront parfois calmes, parfois houleuses, le salon changeant plusieurs fois de format, mais sans vraiment faire sa révolution, se reposant sur ses acquis et "l’obligation" des gros à répondre présent.

Lors de la dernière édition en 2019, le Convention Center de Los Angeles avait perdu quelques-unes de ses têtes d’affiche historiques: Sony avait fait l’impasse totale sur le salon après avoir renoncé à avoir un stand depuis plusieurs années. Xbox tenait son E3 à 100 mètres du site quand EA invitait ses fans en amont du salon à Hollywood. Et sans compter sur les absents de renom comme Activision.

Pour lutter contre sa baisse d’engouement et relancer aussi ses finances, depuis 2015, l’E3 avait décidé de s’ouvrir progressivement au public. Un choix qui fut loin de ne faire que des heureux, que ce soit auprès des joueurs qui payaient une fortune (jusqu’à 500 dollars pour deux jours) que des professionnels qui voient alors se mêler toute sorte de visiteurs dans une configuration qui n’était pas faite pour.

Le stand Fortnite lors de l'E3 2019
Le stand Fortnite lors de l'E3 2019 © AFP

Ceux qui viennent pour faire affaire se retrouvent à jouer des coudes dans les allées avec des visiteurs en quête de goodies. Et certains éditeurs comme Nintendo ou encore Epic, qui a vu le potentiel d’implanter un énorme stand Fortnite sur place, finissent par privilégier les consommateurs plus que les professionnels. De quoi faire renoncer certains exposants à venir face à ce bazar grandissant.

Quid des petits développeurs?

Le Covid n’aura finalement été que l’accélérateur d’un épilogue inéluctable. Le problème était sans doute plus profond et plus ancien. À chercher avant tout à rester à flot financièrement plus qu’à redonner un coup de fouet au salon, l’ESA a fait fuir ses partenaires, la presse, et fondre son intérêt. La fuite des géants du secteur, l’incapacité à les séduire depuis deux ans en proposant un salon plus dans l’air du temps, l’E3 s’est sabordé.

On pourra toujours arguer que le Summer Game Fest de Geoff Keighley — qui dut sa notoriété à l’E3 avant de se fâcher avec ses organisateurs et de tout faire pour conduire à sa perte — a eu raison des derniers souffles du salon. Mais il n’a fait que s’inscrire dans un vide laissé, ayant bien mieux senti l’importance prise par les événements en ligne pour les joueurs tout autant que pour de nombreux journalistes.

S'il a tenté un mini-E3 l'an dernier sur invitation, il n'a pas non plus su séduire les gros du secteur, Xbox et Ubisoft n’ayant jamais voulu se ranger sous sa bannière et ayant organisé leur événement dans leur coin. Avec aussi plus de retombées pour eux que pour sa trop longue conférence d’introduction…

Geoff Keighley, le créateur des Game Awards lors de la cérémonie 2019
Geoff Keighley, le créateur des Game Awards lors de la cérémonie 2019 © JC Olivera / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Il apparaît évident que, ancré dans les esprits et les habitudes, le mois de juin restera un temps fort du jeu vidéo, avec ou sans l’E3. Reste à savoir si chacun va continuer à faire son salon dans son coin ou si un acteur sortira de l’ombre pour réunir tout le monde. Les salons comme la Gamescom, la Paris Games Week ou le TGS de Tokyo ont montré qu'il y avait toujours de l'intérêt des visiteurs comme de la presse pour les événements physiques.

Si les ténors peuvent se passer dans leur communication de rendez-vous en présentiel, qu’adviendra-t-il des petits développeurs qui profitaient des salons pour montrer leurs projets pour séduire des éditeurs, pour avoir des retours? Ils sont sans doute les grands perdants de la fin de l’E3 quand les géants se frottent peut-être les mains de ne plus avoir un tel acteur à prendre en compte. À moins que Geoff Keighley ne reprenne le flambeau en maître Loyal incontournable de l’industrie. Ou que l'ESA réinvente bien un événement avec le soutien des divers éditeurs américains de poids.

Melinda Davan-Soulas