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De Lara Croft à GTA: comment la sexualisation des femmes a formaté le monde du jeu vidéo

Personnages de jeux hypersexualisés

Personnages de jeux hypersexualisés - -

Dans les publicités de jeux vidéo, les personnages féminins ont parfois l'objet d'une représentation hypersexualisée. Une tactique commerciale presque aussi vieille que le secteur.

Fins, musclés, ou aux courbes exagérées. Les corps humains sont devenus un argument indétrônable du marketing et sur ce terrain, le jeu vidéo ne fait pas exception. Depuis les prémices du gaming, les publicitaires ont tenté de multiples stratégies, mettant parfois en scène des corps, souvent sexualisés.

Objetisation des corps, perpétuation de stéréotypes de genre ou origine de nombreux complexes physiques, l’hypersexualisation peut déranger à bien des égards. Mais ce type de communication trouve souvent son public, depuis 50 ans, de Pong à GTA 6.

Le jeu vidéo à destination des familles

Lorsqu'on parle de jeu vidéo, une tendance tenace associe souvent le domaine aux jeune hommes. "C'est une croyance totalement fausse qui date des années 70", dément immédiatement Jennifer Lufau, présidente de l'association Afrogameuses qui milite pour davantage de diversité dans le monde du jeu vidéo.

Il faut alors s’intéresser à l’évolution du cœur de cible du jeu vidéo. Jennifer Lufau explique qu'aux balbutiements du gaming dans les années 1970, le public cible des entreprises du secteur étaient à l’époque les familles. Des jeux comme Pong étaient destinés à être joués sur une console de salon, par toutes et tous, peu importe l'âge ou le genre.

Publicité de Pong (1972)
Publicité de Pong (1972) © Atari

L'évolution s'est faite par la suite. "Les jeux peu qualitatifs, qui se voulaient concurrents de Pong, n'arrivaient pas à se vendre. On craignait alors un crash du marché du jeu vidéo parce que les jeux ne se vendaient plus.", raconte Jennifer Lufau. Une étude de marché a donc été menée: elle en a déduit que les jeunes garçons jouaient plus que le reste de la population. Ces derniers sont devenus les cibles privilégiées des publicitaires.

"Et c'est à partir de ce moment que les jeunes hommes se sont approprié le jeu vidéo”, indique Morgane Falaize, ancienne présidente de l'association Women in Games France.

Le "Gameboy" de Nintendo

Cette tendance à croire que le public du jeu vidéo était principalement masculin s'est rapidement propagée. Il était ainsi chose courante de croiser le rayon jeu vidéo dans l'espace "garçons" d’un magasin de jouets.

Cette appropriation ira jusqu’à influencer la dénomination de certains produits. Jennifer Lufau aime prendre pour exemple le Gameboy, sorti en 1989. Le public cible apparaît rien que dans son nom (qui se traduit littéralement par "jeu garçon"). En parallèle, certaines publicités pour la console ou des jeux vidéo n'hésitent pas à mettre en scène des femmes dénudées, souvent sans grand rapport avec le produit en lui-même.

Quelques exemples de publicités hypersexualisantes pour des consoles ou des jeux vidéo
Quelques exemples de publicités hypersexualisantes pour des consoles ou des jeux vidéo © -

Ces campagnes de communication étaient-elles efficaces? Rien ne prouve que ce fut le cas d’après les deux expertes. “Il s’agit d’un atout mais il ne garantit pas au jeu d’être populaire”, analyse Jennifer Lufau. Les jeux les plus vendus à cette époque sont Duck Hunt, Super Mario World et le classique Tetris, des jeux qui n’ont pas fait usage de publicités hypersexualisées.

De plus, un gros inconvénient plombe ce type de marketing: il omet 50% de la population. Les publicitaires ont alors sous-estimé la part de femmes jouant aux jeux vidéo. L'exemple le plus probant sera Nintendo qui révèlera en 1995 que 46% des propriétaires de Gameboy sont en réalité des femmes.

“Il persiste encore un côté générationnel qui porte à croire que le jeu vidéo est masculin, pourtant il existe des gameuses depuis toujours!” affirme Morgane Falaize, se qualifiant elle-même de gameuse aguerrie.

Cette tendance au marketing se poursuivra néanmoins dans les années 90, jusqu’à ce qu’une héroïne aujourd’hui bien connue fasse son apparition.

Les protagonistes au centre de l'hypersexualisation

1996 est l’année où Lara Croft fait son arrivée sur la Playstation. L’héroïne de Tomb Rider est devenue l’archétype de l’hypersexualisation de la femme dans le jeu vidéo avec sa silhouette irréaliste.

L'archéologue marque pourtant un tournant dans le marketing du jeu vidéo. Avec l’apparition de la 3D, c'est au tour des personnages d'être hypersexualisés pour vendre un jeu. En ce sens, certains personnages sont emblématiques comme Bayonetta, ou des figures de la franchise Tekken. Plus récemment, le jeu Stellar Blade avait créé une polémique autour de son héroïne Eve.

Concernant Lara Croft, Jennifer Lufau avance qu’elle "a été créée par des hommes pour les yeux des hommes". "Maintenant, quand on propose une autre représentation de la femme, cela peut frustrer certains joueurs alors que dans la vraie vie, des personnages avec des formes pareilles se déboîteraient les hanches" ironise-t-elle.

Le jeu vidéo est aussi à l'image de son industrie. Les chiffres de Women in Games France le confirment: les femmes représentent seulement 24 % des employés du jeu vidéo en 2023. Un chiffre qui est même redescendu à 20%, selon l'édition 2024 du baromètre du jeu vidéo produit par le SNJV.

Selon un sondage CSA datant de 2022, 79% des femmes trouvent que les personnages féminins dans les jeux vidéos ne représentent pas l’ensemble des femmes.

En 2014, l’épisode du Gamergate, une campagne de harcèlement sexiste visant des joueuses et développeuses, a bouleversé le secteur. La communauté des gamers s’est fracturée entre conservateurs et progressistes. Depuis, le marketing du jeu vidéo marche constamment sur des œufs.

Une hypersexualisation qui subsiste partiellement

Malgré l’impact du Gamergate, le jeu vidéo jouit désormais d’une plus grande diversité. Les publicités télévisées où l’on voit des personnes jouer aux jeux vidéo trouvent un quasi-équilibre: 55% des acteurs sont des femmes selon un rapport de l'Arcom datant de 2023.

En parallèle, l’usage de l’hypersexualisation n’est plus aussi commun qu’auparavant dans le marketing du jeu vidéo. Mais ces pratiques subsistent, notamment sur internet et à destination d’un cœur de cible bien particulier: “les hommes entre 25 et 40 ans”, confirme Morgane Falaize. L’experte en communication prend l’exemple de Lost Ark, un RPG sud-coréen qui ne donne pas une grande diversité aux corps des femmes et dont le public cible est l’homme d’âge moyen.

Cette tendance à la sexualisation des femmes reste toutefois très présente sur les jeux mobiles. Les publicités de jeux comme Hero Wars, Mafia City ou Genshin Impact en sont les représentations les plus répandues sur la toile. Il en est de même pour de célèbres titres comme Marvel Rivals.

Le cas GTA

Le débat sur la représentation des femmes concerne logiquement le jeu le plus attendu des prochains mois: GTA 6. Le trailer est plutôt équivoque et ne lésine pas sur les atouts de séduction de ses deux personnages principaux. Sur certains plans, on peut voir Lucia en tenue moulante, sur d’autres plans, Jason est en pleine séance de musculation.

Pour Jennifer Lufau, l’hypersexualisation des protagonistes de GTA 6 est un parti-pris difficilement critiquable: "La licence GTA, c’est une satire des sociétés occidentales, quelque part, Rockstar y dénonce certaines dérives. GTA offre une représentation assez diversifiée où tout le monde est criminel mais les choix de représentation qu’ils font participent à renforcer dés stéréotypes et appuyer les standards de beauté aussi bien pour les femmes que pour les hommes."

Théotim Raguet