L'évasion fiscale atteint-elle vraiment 100 milliards d'euros en France?

Le ministère de l'Économie - AFP
C'est le casse-tête insoluble. Comment baisser les impôts, augmenter la dépense publique sans accroître ni le déficit budgétaire (3,2% du PIB attendu pour 2019) ni la dette publique (99,3% du PIB)? Des demandes contradictoires exprimées notamment par les Français dans les cahiers de doléances qu'ils peuvent remplir dans les mairies. Sauf que certains Français pensent qu'il y aurait un moyen de résoudre ce casse-tête. Il suffirait de mettre fin à la fraude et à l'optimisation fiscale.
Ce n'est malheureusement pas aussi simple. D'abord parce que cette lutte est complexe, ensuite parce que le montant réel du manque à gagner par l'Etat du fait de la fraude fiscale est difficile à évaluer. En la matière, les estimations sont nombreuses et contradictoires. Ainsi, selon le syndicat de Bercy Solidaires Finances Publiques, le montant de la fraude s'élèverait à 100 milliards d'euros. Un chiffre colossal qui correspond d'ailleurs à quelques milliards près au montant du déficit public prévu pour 2019 (107 milliards d'euros selon l'institut Ifrap).
Pour parvenir à ce montant, le syndicat utilise une méthode sujette à caution. Il prend le montant moyen des redressements fiscaux des personnes et entreprises contrôlées et extrapole sur un échantillon représentatif d'entreprises et de particuliers. L'idée du syndicat c'est que si Bercy avait plus de moyens pour contrôler, ses agents pourraient faire rentrer des dizaines de milliards d'euros de plus dans les caisses de l'Etat.
Surestimation des fraudeurs?
Mais à en croire de nombreux experts, le problème de cette estimation, c'est qu'elle part des sommes réclamées par le fisc (les redressements) et non de celles réellement payées par les "fraudeurs". Or la justice peut annuler des redressements si elle juge qu'il n'y a pas de fraude. L'exemple le plus récent est celui de Google dont le redressement de 1,1 milliard d'euros a été annulé par le le tribunal administratif.
Deuxième critique: cette méthode considère toutes les personnes redressées comme des fraudeurs alors que nombre de redressements sont adressés à des personnes qui n'avaient pas l'intention de truander le fisc. Paiement en retard de l'impôt, case mal cochée, oubli de déclaration... Difficile de parler de fraude fiscale d'autant que le droit français reconnait maintenant le droit à l'erreur.
Dernier défaut enfin de cette méthode dite "directe": l'extrapolation. Elle induirait un biais selon Bénédicte Peyrol, députée LREM et rapporteure d'un rapport sur l'évasion fiscale.
"Ainsi, la méthode reposant sur l’extrapolation des résultats du contrôle fiscal connaît une lacune importante inhérente aux modalités des contrôles. Ces derniers ne sont en principe pas aléatoires, mais ciblés pour avoir le plus de chances de saisir les fraudeurs. La conséquence en est une surreprésentation des fraudeurs dans l’échantillon servant à l’extrapolation, et donc une surestimation du montant concerné par la fraude. La même conclusion peut être tirée s’agissant de l’évasion.
Autrement dit, avec cette méthode, on aurait tendance à surestimer le nombre des fraudeurs et donc le montant qui pourrait être récupéré avec plus de moyens.
Le problème c'est que c'est peu ou prou le seul chiffre utilisé dans le débat public. Les estimations dites "indirectes" (on prend les chiffres macroéconomiques et on déduit les recettes fiscales que l'Etat aurait dû toucher et on compare avec celles réellement perçues) ne sont elles non plus pas considérées comme très fiables. Le Conseil des prélèvements obligatoires estimait ainsi en 2007 que le montant de la fraude pouvait atteindre 25 milliards d'euros en France (dont la moitié rien que pour la fraude à la TVA). Bien moins donc que l'estimation de Solidaires Finances qui, il est vrai, est plus récente.
La fraude à la TVA, principale perte fiscale
Qui croire alors? Personne selon Pascal Saint-Amans, le directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. "Je suis très sceptique sur tous les chiffres que je vois passer, aucun n'est vraiment fiable, assure-t-il à BFM Eco. Ces chiffres-là, par nature, on ne les connait pas car si c'était le cas, on aurait les outils pour lutter."
A l'OCDE on estime ainsi l'évasion fiscale à 240 milliards d'euros par an au niveau mondial. "Donc peut-être quelques dizaines de milliards pour la France", avance Pascal Saint-Amans. Et la principale source de perte de recette fiscale serait la fraude à la TVA. Ce qui est logique vu qu'il s'agit de la plus importante source de rentrée fiscale de l'Etat (aux alentours de 160 milliards d'euros par an). Faire des travaux au noir chez soi, ne pas déclarer la vente d'un produit payé en liquide ou encore acheter un produit vendu hors-taxe sur un site qui importe depuis la Chine comme Wish, la fraude à la TVA peut-être pratiquée par tout un chacun.
Mais les entreprises ne sont pas en reste avec le schéma européen d'évasion fiscale dit du carrousel qui consiste à faire des transactions fictives intracommunautaires, permettant de se faire à chaque fois rembourser la TVA par l'Etat jusqu'à la dernière entreprise, une société fictive qui disparaît dans la nature. En France, une arnaque aux quotas carbone reposant sur ce principe avait été mis au jour à la fin des années 2000 et aurait coûté 1,6 milliard d'euros au budget de l'Etat selon la Cour des Comptes.
Bref au total, l'ensemble des différentes fraudes à la TVA aurait coûté 147 milliards d'euros aux budgets de pays européens selon l'estimation de la Commission Européenne, dont un peu moins de 21 milliards pour la France. Mais il s'agit encore une fois d'estimations indirectes qui montrent plus une tendance qu'une véritable photographie de la fraude.
Connaîtra-t-on un jour le réel montant de l'évasion fiscale en France? Du fait de sa nature cachée, probablement pas. Néanmoins, du côté de Bercy on y travaille. Le ministère de l'Action et des Comptes publics a annoncé en septembre dernier la mise en place d'un Observatoire qui donnera sa première estimation à la rentrée prochaine. Un comité qui associera des experts ainsi que des ONG mais qui n'a toujours pas de président. Les personnes approchées pour diriger l'Observatoire auraient pour l'heure toutes décliné selon Gérald Darmanin, le ministre de l'Action et des Comptes publics. Preuve que le sujet est décidément complexe et sensible.
