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"Une angoisse dans notre milieu": quand l'arrivée de l’intelligence artificielle inquiète des travailleurs

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Les dernières évolutions rapides de l’intelligence artificielle font craindre un remplacement total ou partiel de certains métiers.

300 millions, c'est le nombre d'emplois qui pourraient être menacés par l'intelligence artificielle ces prochaines années, selon une étude publiée par Goldman Sachs le 26 mars dernier. Remplacement total ou profondes transformations, il est inévitable que l'IA va modifier le rapport au travail. Par exemple, ChatGPT pourrait aider à passer à la semaine de quatre jours, estime le prix Nobel d'économie Chris Pissaride. Selon lui, les salariés peuvent espérer un gain de productivité en utilisant ces outils.

Mais de réelles craintes apparaissent du côté des travailleurs car des métiers vont être touchés plus rapidement et plus profondément par les dernières innovations dans le domaine de l'IA.

A l'image des traducteurs. Fin mars, l’Association des Traducteurs Littéraires de France (ATLF) a publié une tribune pour exprimer les craintes l’usage de l’intelligence artificielle dans la traduction. Selon l’association, co-signataire avec l'Association pour la promotion de la traduction littéraire (ATLAS), il est question de la "survie" de la profession et de sa "précarisation".

Pour Peggy Rolland, traductrice et secrétaire d’ATLF, "l'expansion de l'usage de l'intelligence artificielle nourrit une angoisse dans notre milieu qui n'est pas infondée", s'inquiète-t-elle auprès de Tech&Co.

Elle souligne que "la traduction est un métier littéraire qui fait appel à des compétences particulières. Nous redoutons l’aliénation et l’évolution du métier vers de la post-édition où le traducteur ne ferait que relire des pages produites par une machine. Ces logiciels ne traduisent pas, ils ressortent une statistique selon les résultats les plus probables. L’intervention humaine sera toujours nécessaire".

Le 12 mars, ATLF a également publié une enquête sur le sujet. Celle-ci a été faite dans un contexte bien précis: le milieu de la traduction se pose depuis plusieurs années la question de la place de l'intelligence artificielle, avec une accélération ces derniers mois. "Nous avions besoin de faire un état des lieux”, expose Peggy Rolland.

Les éditeurs vantent un gain de temps en passant par ces outils informatiques "alors que ce n’est pas toujours plus rapide". Depuis plus de 20 ans, des traducteurs s’aident ou s'appuient sur des logiciels de Traduction Assistée par Ordinateur, mais les accélérations de l'IA font craindre une réelle perte de sens de ce travail. Peggy Rolland, elle-même, peut utiliser des outils de traduction "comme outil de vérification".

L’autre enjeu est surtout financier. Le métier de traducteur est déjà précaire avec un salaire payé au feuillet et la concurrence est féroce.

"Cette enquête ne va pas contre l’IA, mais appelle surtout à anticiper l’utilisation croissante de ces outils pour préserver le métier et ses futures transformations, qui de toute façon sont inévitables. Il est surtout question d’amorcer une réflexion et de se dire qu’il est surtout possible de refuser l’utilisation massive de ces machines", explique la secrétaire générale d'ATLF.

En conséquence, en plus des traducteurs, c’est la littérature elle même qui risque d’en pâtir puisque "cela risque d’aboutir à un métier à deux vitesses. Avec d’un côté la littérature de masse post-éditée et de l’autre un certain artisanat."

La question des droits d’auteurs est également soulevée puisque dans 92% des cas de commande de "post-édition" sur un texte généré par une machine, l’éditeur n’a pas précisé l’outil employé, précise l'enquête d'ATLF.

Ainsi, dans leur tribune commune, les deux associations indiquent ne pas vouloir "réfléchir dès maintenant à comment nous 'recycler', comment nous 'réinventer', nous ‘reconvertir’" et précise refuser "le diktat de l’uniformisation linguistique".

La crainte d’une plus grande précarité causée par l’intelligence artificielle concerne aussi le milieu de la photographie. Le photographe de presse Odieux Boby a réagi à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux à ce sujet avec des messages comme "L’IA va tuer le boulot de photographe" ou "on va être mis au chômage".

"Au début c’était sur le ton de l’humour", explique-t-il à Tech&Co "mais maintenant je me pose vraiment des questions". Il dit avoir été optimiste au début de la vague Midjourney, un générateur d'images, se disant que les médias n'allaient pas l’utiliser. "Puis j’ai vu des rédactions y avoir recours pour des images d’illustration. Je me suis dit qu’ils ouvraient là une digue qui va être très difficile à refermer".

Selon lui, avec l’explosion des images générées par IA, les photographes font désormais face à une double punition: la perte d’une partie de leurs revenus dans un métier déjà précaire. Des rédactions vont préférer avoir recours à une IA plutôt que de payer des photographes dans un contexte de coupes budgétaires dans les rédactions.

"L’IA devient un concurrent de plus parmi les nombreux photographes", déplore le photographe.

L’autre conséquence est celle des droits d’auteurs notamment avec Midjourney: "La machine nous prend notre taff". Il rit jaune en disant cela. Pour lui c’est indéniable, "je ne sais pas si notre métier va disparaître mais il sera transformé en profondeur dans les années à venir".

Son autre crainte est liée à la méfiance du public envers les médias et les images qui circulent. "Les photos générées par Midjourney se rapprochent de mon style de photographie. J’ai déjà eu des personnes qui se demandaient si mes photos de manifestations étaient réelles". Il fait notamment référence à une photographie de CRS prise en manifestation.

"Tout le milieu artistique va en pâtir, notamment l’aspect créatif". Il prend l’exemple du photographe Fifou qui a signé la pochette de l’album Hatik avec une voiture renversée. "Ce qui lui a pris des jours de préparation, d’installation et de réflexion, il pourra le faire en quelques minutes avec l’IA, ce qui va complètement tuer l’essence même du métier".

Sa principale crainte pour le futur est de voir que l’on est qu’au début de ces transformations technologiques.

Pour Olivier Duris, psychologue spécialiste des usages numériques, le problème de fond ne vient pas de l’IA mais de la manière dont elle est appréhendée à la fois au sein de l’entreprise mais aussi par son cadre éthique et législatif.

Le terme d'aliénation revient à nouveau lorsqu’il est question de l’intelligence artificielle dans le travail. Il estime important de rappeler que les transformations par la robotisation au travail ne sont pas nouvelles notamment dans le milieu ouvrier.

"Les nouvelles technologies ont donné lieu à la délocalisation des activités. Les évolutions sociales doivent nous pousser à nous demander comment la tech peut être au service de l’humain", souligne Oliver Duris.

Depuis les confinements, notre rapport au travail est remis en question, "l’IA doit aussi pousser à mener cette réflexion car on a pu voir que les salariés ont besoin de contact humain", rappelle-t-il. Il a aussi eu des patients professeurs qui ont lui ont fait part de leur crainte.

Par conséquent, les instances tentent de se saisir de la question de la transformation du monde du travail liée aux dernières innovations de l’IA. Le 18 avril, les Assises du travail ont rendu un rapport sur le sujet, dans lequel il est notamment question de l’IA. "Les évolutions technologiques sont porteuses d’opportunités mais également de risques nouveaux pour la santé et la qualité de vie au travail", pointe le rapport.

Et souligne l'accélération des "changements organisationnels, avec une baisse des coûts d’équipement et de communication, un rythme de diffusion accéléré et un élargissement sans précédent des possibilités d’automatisation hors champ industriel: algorithmisation de pans entiers de l’économie, allant jusqu’au déploiement accru de solutions d’intelligence artificielle sur l’ensemble des emplois, y compris qualifiés".

Et de conclure: "L’intelligence artificielle aura des conséquences sur les compétences recherchées qui doivent être anticipées mais dont l’ampleur est difficile à mesurer, l’évaluation à moins de 10% des emplois vulnérables directement menacés par l’innovation technologique apparaissant comme un plancher minimal".

Un constat sans appel qui montre l'urgence d'un encadrement et d'une anticipation au sein même des entreprises.

Le Conseil National du Numérique a également planché sur le sujet et rendu un dossier intitulé "Humains & Machines. Quelles interactions au travail ?”. Les auteurs ont ainsi identifié 10 leviers possibles pour anticiper les effets de la relation entre le travailleur et l’usage du numérique.

Pour Olga Kokshagina, chercheure et membre copilote du dossier, il ne faut pas craindre une disparition de son métier: "le travail, plus qu’il ne disparaît, il se métamorphose", souligne-t-elle à Tech&co.

La question est celle de la coexistence de l’humain et de la machine notamment face à l’évolution des métiers ayant des tâches répétitives. Pour elle, il est nécessaire de se poser la question suivante: "qu’est-ce que l’organisation du travail aujourd’hui?". La tech est vue "comme une boîte noire", l’idée est de pouvoir "la démystifier" auprès de ceux qui la craignent.

"Il faut désormais anticiper l’usage de l’IA dans le monde du travail, intégrer les travailleurs au processus, procéder à un dialogue social technologique en intégrant toutes les parties prenantes de l’entreprise et reconstruire le collectif dans le numérique", expose Olga Kokshagina.

Fin mai, le Conseil National de la Refondation publiera une feuille de route sur le sujet avec des actions prêtes à être mises en oeuvre.

Margaux Vulliet