"C'est non négociable": pourquoi ces couples se partagent les mots de passe de leurs réseaux sociaux

Certains couples partagent les mots de passe de leurs réseaux sociaux, comme une "preuve d'amour". - PIERRE-OSCAR BRUNET / BFMTV
"Pour moi, c’est non négociable. Je dois avoir accès à tout, sinon on n’est pas vraiment ensemble." Depuis que Mathilde est en couple avec Julian, tous les matins, c’est le même rituel. La jeune femme de 16 ans, élève en Terminale, consulte systématiquement les réseaux sociaux de son petit ami avant d’aller en cours. Un "check-up" comme elle dit.
Instagram, X (ex-Twitter), et même Messenger, la lycéenne passe au crible les conversations de son amoureux depuis son téléphone.
"Je connais absolument tous ses mots de passe. Mais c’est la moindre des choses quand on est en couple!", estime-t-elle.
"C’est normal", "c’est la base!"… Sur les dix personnes que nous avons interrogées, entre 16 et 23 ans, neuf d’entre elles reconnaissent éprouver le besoin irrépressible de consulter les réseaux sociaux de leur petit(e) ami(e).
Pas de transparence, pas de confiance?
Sur Tiktok, le sujet divise. "À toutes les meufs qui ont les MDP (mots de passe, NDLR) de leurs mecs, moi, j’ai même sa boîte mail!", se vante une Tiktokeuse.
"Les couples qui donnent leur MDP Snap, Insta, Tik Tok je vous trouve vraiment bizarre", lance un autre dans une vidéo. "Si une fille ne veut pas te donner ses MDP, c’est parce qu’elle ne veut pas que tu voies ses conversations", peut-on encore lire sous le hashtag #MDP#couple.
Cette inquiétude, Théo la partage au quotidien. En couple avec Solène depuis un an, les deux adolescents ont convenu qu'il n'y aurait aucun secret entre eux. "On s'est rencontré sur Instagram, alors pour moi c'est impensable de ne pas savoir à qui elle parle ou qu'est-ce qu'elle regarde sur les réseaux sociaux", affirme le jeune homme de 19 ans.
"Pour que ce soit symbolique, je lui ai écrit le mot de passe de mon Insta sur un petit papier que j’ai mis dans une boîte à bijoux", se remémore l’étudiante en médecine.
Une sorte d'"officialisation de couple", qui révèle en réalité une insécurité pour la spécialiste des pratiques numériques Sophie Jehel. Selon la sociologue, les réseaux sociaux constituent pour certains un moyen comme un autre de trouver l’amour. On cherche à capter l’attention afin d’obtenir plus de likes et recevoir l’approbation générale, à tel point que les individus se retrouvent même “en compétition”.
"Ces plateformes flattent l’ego, mais sont aussi terriblement anxiogènes", analyse l'experte. "On a peur que celui ou celle qu’on aime entretienne une intimité avec quelqu’un d’autre via les réseaux sociaux ou pire qu’il finisse par nous quitter."
Une angoisse bien réelle pour Soraya, qui a préféré jouer carte sur table avec son copain actuel. "À cause de mes anciennes relations, j’ai du mal à faire confiance, c’est pour ça que sur mon profil Tinder j’avais marqué 'partage de MDP non négociable'", confie la jeune commerciale de 20 ans. Il peut d’ailleurs lui arriver de consulter les conversations de son petit ami durant ses heures de travail quand elle en ressent le besoin.
Selon Sophie Jehel, ce désir de contrôle est également favorisé par le fonctionnement des réseaux sociaux en lui-même. "Prenez Whatsapp, par exemple, où l’on peut voir si la personne est en ligne ou encore Snapchat qui permet de géolocaliser nos contacts", examine-t-elle.
"C’est comme partager le double de ses clés"
Pour certains couples, partager ses mots de passe comme "preuve d’amour" ne se limite pas seulement aux réseaux sociaux. Matty et Céline, âgés tous deux de 23 ans, ont pris l’habitude d’utiliser Dashlane, une application gestionnaire de mots de passe. Instagram, X, Snapchat, mais aussi Gmail jusqu’aux applications bancaires, tous leurs codes sont centralisés et accessibles en un clic.
"Elle peut consulter mon historique de recherches Google et a donc littéralement accès à tout ce qui se passe dans ma tête", ironise le jeune homme.
Une réalité qui n’a pas l’air de le déranger et est même synonyme de confiance pour les deux tourtereaux. "On s’est toujours dit que ça ne deviendrait pas maladif, rassure Matty, c’est comme partager le double de ses clés, c’est une preuve comme une autre que je l’aime au quotidien."
Une totale transparence qui possède "une dimension à la fois romantique et irréaliste" pour Sophie Jehel. "Je ne pense pas que cette pratique soit très courante, mais elle laisse penser que l’autre peut veiller sur nos intérêts. Attention toutefois à ne pas idéaliser ce type de relation, car en cas de rupture, ça peut être compliqué", avertit la sociologue.
Une éventualité à laquelle ont déjà réfléchi Matty et Céline. "Si on est amené à se séparer, il faudra évidemment que je change mes mots de passe depuis l’application et que je lui retire l’accès", explique l’étudiant en hôtellerie.
Mais, pour les deux amoureux, cette transparence a surtout une dimension pratique. "On ne contrôle pas systématiquement ce que l’autre fait, mais si j’ai un problème, je sais qu’elle peut opérer des virements bancaires à ma place, par exemple", explique Matty.
Une "Big Brotherisation" de l'amour
"Une transparence bénéfique", "un contrôle bienveillant", "une confiance partagée", ce sont les qualificatifs qu’utilise Mia, 18 ans, pour parler de son couple. "Je ne dirai pas que je contrôle ou que je surveille mon copain, mais plus qu’on a une relation d’adulte et surtout plus mature, car on ne se cache rien", nuance la lycéenne.
Cela "procède à la fois d’un don et d’un abandon de soi", analyse Pascal Lardellier, enseignant-chercheur à l’Université de Bourgogne et auteur de Éloge de ce qui nous lie. Ces sentiments, parfois "contradictoires", laissent penser aux jeunes couples que dans une relation saine, on peut être dans "la toute-puissance, le contrôle et l’ubiquité", explique le sociologue.
"On est arrivé à une transparence instituée, une 'Big Brotherisation' généralisée", théorise-t-il.
En référence au personnage de fiction de George Orwell, Pascal Lardellier compare cette pratique à une surveillance excessive. Grâce aux applications, on assiste à une "révolution amoureuse", où "il n’y a plus de secret possible et plus de vie privée".
Vigilance donc. D'autant que "fouiller dans les textos, les mails ou les applications" de son conjoint et de sa conjointe est par ailleurs considéré par les spécialistes des violences faites aux femmes comme un signe d'alerte.
Dans un rapport sur les "cyberviolences conjugales", le Centre Hubertine-Auclert - Centre francilien pour l’égalité femmes-hommes - liste le fait d'exiger de son partenaire ses mots de passe "pour pouvoir consulter toutes les données sur ses communications, activités et déplacements" comme l'un des "dispositifs de surveillance numérique utilisé dans le cadre de violences conjugales".
Des relations hyperconnectées
Mais l’hyperconnexion des jeunes influence largement leur comportement dans leurs relations amoureuses. "Avec tous les réseaux sociaux qu'on a aujourd'hui, je ne vois pas comment je pourrai mieux lui prouver que je l'aime qu'en lui partageant ce que j'ai de plus intime, à savoir l'accès à mon téléphone!", exprime Lilou, élève en Terminale.
Une vision du couple pourtant invraisemblable pour Charline, 34 ans, qui considère les mots de passe comme quelque chose de "très personnel". "Même si je partage beaucoup de choses avec mon partenaire, je considère que ce que je regarde sur les réseaux ou ce dont je parle avec mes amis ne le regarde absolument pas!", affirme cette intermittente du spectacle.
En couple depuis cinq mois, Charline n’a jamais souhaité partager ses mots de passe dans ses anciennes relations et voit dans cette pratique "un décalage générationnel". "À mon époque pour se prouver qu’on s’aimait, on s’écrivait des mots doux, on s’échangeait nos photos d’identité qu’on gardait ensuite dans notre porte-monnaie", se remémore-t-elle.
"On aime toujours comme une époque nous permet d’aimer", résume ainsi Pascal Lardellier.
Avec les avancées technologiques, "la drague se technicise", poursuit-il. Il faudrait voir dans cette pratique "une énième révolution relationnelle", car "l'amour a toujours été travaillé par les valeurs de son temps et sera sûrement encore consommé différemment dans quelques années".