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"C'est stressant": les influenceurs face aux zones de flou de la loi qui les encadre

Un écran de téléphone montrant des réseaux sociaux

Un écran de téléphone montrant des réseaux sociaux - Manan VATSYAYANA © 2019 AFP

Depuis l'adoption de la loi qui encadre les influenceurs, ces derniers attendent des précisions sur certains points, comme la manière dont un partenariat rémunéré doit être signalé ou la valeur des cadeaux qu'ils doivent déclarer. Un flou qui entraîne un certain ralentissement de l'activité, annonceurs comme influenceurs craignant de mal faire.

Cinq mois après l'adoption de la loi visant à encadrer le secteur des influenceurs, ces derniers attendent, avec une certaine nervosité, des précisions sur l'application de ce texte.

Cette loi rappelle plusieurs obligations auxquelles les créateurs de contenus sont soumis (comme la mention obligatoire qu'un partenariat est rémunéré) et en crée de nouvelles (comme l'interdiction de la publicité pour la chirurgie esthétique). Promulguée le 9 juin, la loi doit encore faire l'objet de décrets d'application, qui sont censés préciser quelques points loin d'être anecdotiques pour le travail des influenceurs.

"Avec le recul, on voit que la loi a centralisé les textes qui existaient (droit de la consommation, de la santé…) et donné une définition claire de ce qu'est un influenceur", résume auprès de BFMTV.com l'avocat Raphaël Molina.

"Plusieurs problèmes demeurent"

"Mais plusieurs problèmes demeurent: la problématique du gifting (les cadeaux qui leur sont envoyés, NDLR), qui est récurrente pour les influenceurs. Et aujourd'hui, la loi n'est pas claire sur l'obligation de mettre la mention collaboration commerciale, notamment quand la marque ne demande rien en échange", estime l'avocat du cabinet Influxio, spécialisé dans l'influence commerciale.

Concrètement, la loi précise que "la promotion de biens, de services ou d'une cause quelconque" réalisée un influenceur "doit être explicitement indiquée par la mention 'Publicité' ou la mention 'Collaboration commerciale.'" "Cette mention est claire, lisible et identifiable sur l'image ou sur la vidéo, sous tous les formats, durant l'intégralité de la promotion", ajoute le texte.

Pour le créateur de contenus Arthur Baucheron, les contours de cette règle ne sont pas assez clairs: pour une photo sur Instagram par exemple, il se demande si cette mention "publicité" doit être "au début, à la fin de notre publication, si c'est sur la photo…"

Une infraction répandue

Or, l'enjeu est grand, puisque le manque d'identification d'un partenariat rémunéré est la principale pratique commerciale trompeuse repérée par la DGCCRF lorsqu'elle contrôle des influenceurs, indiquait en août ce service du ministère de l'Économie chargé de la répression des fraudes à BFMTV.com. La peine encourue en cas de manquement est de deux ans de prison et de 300.000 euros d'amende.

C'est à ce titre que la youtubeuse Fanny SNL a dû afficher en août une injonction à cesser des pratiques commerciales trompeuses sur sa chaîne. Dans une vidéo (supprimée depuis), elle expliquait qu'il lui a notamment été reproché de mettre la mention "collaboration commerciale rémunérée" assez bas dans la barre d'information de ses contenus, ce qui nécessitait de dérouler cette section, une manipulation que tous les abonnés ne font pas.

Déclarer tous les cadeaux?

Deuxième problématique: celle des avantages en nature. La loi avait également pour but de "protéger" les influenceurs, comme l'a martelé ces derniers mois le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire. Elle souligne qu'il est obligatoire, pour un influenceur et une marque qui souhaitent collaborer ensemble, d'établir un contrat avec certaines mentions bien précises, donnant un véritable cadre légal à cette activité. Cet impératif concerne aussi les cadeaux que les influenceurs peuvent recevoir, mais seulement lorsque la valeur de ces dons atteint une certaine somme… qui doit être fixée par un décret.

Derrière ces considérations se pose la question de la fiscalité. Comme l'explique le ministère de l'Économie sur son site, "pour respecter leurs obligations fiscales et sociales, les 'cadeaux' reçus dans le cadre de l’activité d’influenceur doivent être déclarés dès le premier euro". "Mais quid des cadeaux qu'on reçoit alors qu'on n'a rien demandé?", demande Me Molina, un cas de figure qui est très commun chez les créateurs.

"Pas des cadeaux, mais des outils de travail"

Gabrielle, qui officie sur les réseaux sociaux sous le nom de Grabirelle, se pose de nombreuses questions sur ce point. L'influence est une activité secondaire, "un plus", pour cette community manager qui, comme la plupart des créateurs de contenus qui officient en France, ne pourrait en vivre. Elle identifie un problème dans la définition même des avantages en nature dans la loi. "Les dotations que l'on reçoit ne sont pas des cadeaux, mais des outils de travail", estime-t-elle.

"Moi, par exemple, j'ai les moyens de me payer ma crème pour le visage. Mais en tant qu'influenceuse, il est normal que de temps en temps, je tienne mes abonnés au courant des nouveautés dans ce secteur. Une marque qui m'envoie sa gamme, ça me prend de la place, un temps de test, d'analyse, de critique…", développe la jeune femme, qui s'étonne de devoir payer des impôts sur cet outil de travail.

Elle estime que cette incompréhension vient d'un "problème de définition de ce qu'est un influenceur dans cette loi: on n'est pas que des hommes et des femmes sandwich, on est aussi des critiques, comme des journalistes peuvent l'être", plaide-t-elle.

Méfiance dans l'attente de précisions

Dans l'attente du décret sur la valeur minimum d'un cadeau nécessitant un contrat et donc une déclaration aux impôts, Gabrielle dit accepter moins souvent ces opérations. L'idée étant pour elle de ne pas avoir à dépenser de l'argent pour un objet qu'elle n'aurait pas forcément acheté en dehors de ce contexte.

"Si c'est quelque chose d'onéreux, de plus de 1.000 euros par exemple, et que je n'en voit pas l'utilité, je me pose la question de l'accepter parce que je ne sais pas comment je serai imposée dessus", explique l'instagrameuse, qui précise qu'elle n'a "aucun souci" avec le principe de payer des impôts.

Des "débats interminables" entre influenceurs et annonceurs

Cette incertitude a plusieurs conséquences. Depuis l'adoption de la loi, les influenceurs ou leurs agents ont "des débats interminables" avec les annonceurs au moment d'acter une collaboration, explique Carine Fernandez, la présidente de l'Umicc, une fédération d'agences et d'influenceurs. Ces discussions portent par exemple sur la manière dont les entreprises veulent que la mention "publicité" soit signalée.

"Beaucoup de marques sont très frileuses depuis la loi", abonde l'avocat Raphaël Molina. Son cabinet rédige des contrats pour ces collaborations et il constate que certains annonceurs sont "extrêmement jusqu'auboutiste", alors que la nécessité d'établir un contrat pour ce type de partenariat n'était même pas acquise il y a quelques mois. L'avocat juge que la loi a créé une "onde de choc" dans un secteur qui n'a pas toujours eu des pratiques en accord avec les règles.

Un ralentissement de l'activité

Résultat, Carine Fernandez constate un "ralentissement" de l'activité dans le secteur. "On voit nos frais juridiques qui explosent, les délais de traitement des contrats multipliés par 3 ou 4, parce que les allers-retours sont interminables", poursuit la directrice de l'agence Point d'Orgue. Certaines marques vont même jusqu'à annuler ou reporter des campagnes par peur de mal faire, selon Carine Fernandez et Raphaël Molina.

"Normalement, en septembre, ma boîte mail explose et beaucoup d'opérations se font et là c'est pas le cas", en témoigne Gabrielle.

Les marques ne sont pas les seules à avoir peur de mal faire. Ces derniers mois, les sanctions prises par la répression des fraudes à l'encontre de certains influenceurs ont marqué l'ensemble du secteur, de même que les discussions qui ont entouré l'adoption de la loi. Dans ce cadre, le moindre flou entretenu par la loi est "stressant", pour Gabrielle.

"Il y a une peur, par manque de clarté, de penser qu'on fait les choses bien et de se rendre compte pendant un contrôle que c'est pas le cas", explique-t-elle.

Un groupe de travail pour clarifier la loi

Elle préfère donc assurer ses arrières, et tient un fichier détaillé où elle recense tous les produits qu'elle reçoit, leur valeur, l'aspect spontané ou non de l'envoi, les conditions qui y étaient attachées… Mais pour être plus sereine, elle voudrait "être tenue au courant de l'avancement des décrets et pouvoir avoir voix au chapitre" avec "un site où on ferait des suggestions par exemple".

Le ministère de l'Économie a lancé en septembre des groupes de travail avec des acteurs du secteur pour clarifier les règles, afin qu'elles n'aboutissent pas à "plus de complexité". De son côté, Arthur Baucheron suggère la création d'une "feuille de route, avec des mots simples, qui soit accessible à tous les créateurs".

Bercy a tenté l'exercice cette année avec un "guide de bonne conduite" pour les influenceurs, qui n'a visiblement pas convaincu tout le monde. L'objectif des groupes de travail est d'aboutir à une publication des décrets "dans les prochains mois" et en parallèle, ce guide va être "actualisé", affirme le ministère à BFMTV.com.

Alors que Bruno Le Maire a souligné à de nombreuses reprises cette année que le secteur de l'influence commerciale "crée beaucoup de valeur, beaucoup de richesses pour le pays", le risque est que ce ralentissement de l'activité se poursuive, surtout en l'absence de perspectives pour la publication des décrets. Avec la possibilité de perdre certains en route, comme Gabrielle, qui pense que "si les choses se compliquent en termes de législation", elle "pourrait abandonner" cette activité pour qu'elle ne lui attire pas plus de problèmes que de bénéfices.

Sophie Cazaux