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"Ça paraît un peu fou": en Alsace, la chocolaterie Abtey lance une alternative au chocolat sans cacao
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Dans le sud de l'Alsace, deux clients entrent dans la boutique de la chocolaterie Abtey. À l'instant où ils passent la porte d'entrée, ils se dirigent vers le présentoir au fond du magasin. "Nous sommes venus en racheter pour les faire goûter à d'autres personnes", expliquent-ils, racontant en avoir déjà mangé avec leurs petits-enfants. Venu du village voisin, le couple de septuagénaires remplit son panier de quelques paquets de petits parapluies-carottes en chocolat – tout du moins, ce qui y ressemble au premier abord. Il n'y a pourtant nulle trace de chocolat: ces petits parapluies contiennent du "Choviva", une alternative au chocolat sans cacao.
Sur les étagères adjacentes, des sachets d'œufs colorés et des moulages en forme d'animaux arborent, eux aussi, la mention "Choviva" sur leurs emballages. Une "matière totalement innovante" dans le paysage alimentaire français, encense sa dirigeante Anne-Catherine Wagner, troisième génération à la tête de la PME familiale, créée par ses grands-parents après-guerre. Au goût très proche du chocolat du lait, avec un léger arrière-goût biscuité, le "Choviva" est issu de graines de tournesol et de pépins de raisins, fermentés et torréfiés à la manière des fèves de cacao.
Pâques à l'horizon, l'entreprise alsacienne s'est lancée dans une aventure audacieuse en décidant de passer 25% de sa gamme saisonnière sous les couleurs de ce "chocolat sans cacao". De la part d'un spécialiste du chocolat, une telle annonce a pu surprendre.
Crise du cacao
La récente crise du cacao "a été très angoissante" pour la chocolaterie, justifie Anne-Catherine Wagner. Les conditions climatiques défavorables en Afrique de l'Ouest, alternant des pluies excessives et des périodes de sécheresse sous l'effet du changement climatique, conjuguées à la propagation de maladies dans les plantations de cacaoyers et à une demande mondiale soutenue, tarissent les stocks et chahutent les approvisionnements depuis plusieurs années. Lorsque les prix du cacao s'envolent au début de l'année 2024, Abtey vacille. L'entreprise s'interroge sur son avenir, consciente que la situation n'est pas prête de s'améliorer.
Certains salariés "me demandaient même si l'entreprise allait tenir", se remémore Anne-Catherine Wagner.
Distribuée dans les supermarchés, l'entreprise est contrainte de rogner sur ses marges pour contenir ses prix à des niveaux acceptables. "Je ne voulais pas non plus toucher à la recette de mon grand-père" en réduisant la quantité de cacao, explique Anne-Catherine Wagner, attachée à ses racines. Lors d'un salon professionnel à Cologne en janvier 2024, une rencontre imprévue avec une start-up allemande enthousiasme les équipes d'Abtey. Spécialisée dans les produits alimentaires durables, Planet A Foods développe une alternative au chocolat baptisée "Choviva" – une marque déposée – que l'on retrouve dans le nappage et le fourrage de gâteaux outre-Rhin.

Neuf mois d'allers-retours entre les deux partenaires auront été ensuite nécessaires pour adapter la matière aux processus d'Abtey, qui revendique d'être la première entreprise au monde à proposer le Choviva sous forme de moulages. "Quand on l'a découvert, il ressemblait plutôt à la pâte à tartiner. Il était assez épais, assez visqueux, donc il ne pouvait pas passer sur nos lignes", détaille Célia Schaller, directrice qualité. "Nous avons expliqué qu'il y avait besoin d'un peu plus de matière grasse, que la rhéologie [l'écoulement, ndlr] n'était pas parfaitement adaptée", énumère-t-elle, y ajoutant "une sensation en bouche qui ne plaisait pas complètement" au départ.
"Un peu de doute"
Dans l'usine d'Abtey, le Choviva dispose de son propre circuit de production. Au plafond, l'enchevêtrement de tuyaux façon Charlie et la chocolaterie distribue la matière première, livrée liquide par Planet A Foods, sur les lignes dédiées. Ce jour-là, des centaines de petits œufs déboulent de la centrifugeuse, passent par une étape de refroidissement, avant d'être démoulés et emballés à une vitesse stupéfiante par une emballeuse robotisée flambant neuve. Autour des machines, les salariés s'affairent à toute vapeur pour assurer les livraisons de Pâques, qui représente la moitié du chiffre d'affaires de la chocolaterie. Un peu plus loin, d'autres s'attellent au "vrai chocolat".
"Il y a eu un peu de peur, un peu de doute, mais avant tout on ne veut pas baisser les bras par rapport à cette crise du cacao qu'on est en train de vivre", avance Anne-Catherine Wagner.
Pour l'entreprise alsacienne, le Choviva est un pari industriel risqué, mais stimulant, selon les mots de sa dirigeante. "C'est vrai que ça paraît un peu fou", sourit Anne-Catherine Wagner, qui assure avoir reçu un bon accueil des distributeurs, curieux d'une telle solution apportée à la flambée du chocolat. La chocolaterie se montre confiante envers ses clients: selon ses propres tests consommateurs auprès d'une centaine de personnes, aucune d'entre elles n'a deviné qu'il ne s'agissait pas de chocolat et 98% l'ont même préféré au vrai chocolat. Pour accompagner la sortie de ces nouveaux produits, des opérations commerciales seront menées dans les supermarchés.

Avec un argument imparable: Abtey préconise aux distributeurs d'appliquer des prix de vente inférieurs d'entre 20% et 30% par rapport aux produits chocolatés équivalents. "C'est tout l'intérêt de Choviva: il n'est pas impacté par la crise du cacao, il faut respecter les prix qui correspondent à cette matière", renchérit-elle. Par ailleurs, sur le volet écologique, l'entreprise assure que l'utilisation du Choviva permet de réduire de 80% l'empreinte carbone de sa production par rapport au chocolat – le tournesol utilisé par Planet A Foods est d'origine européenne. "Mais je pense que le seul moyen de convaincre les consommateurs, c'est qu'ils y goûtent", résume la dirigeante.
Des clients curieux
S'ils ne sont pas encore arrivés dans les supermarchés, les produits Choviva suscitent déjà la curiosité de la clientèle. Sur son site de vente en ligne, Abtey multiplie les ruptures de stock. "Dès qu'une personne entre dans la boutique, ils expliquent qu'ils ont entendu parler du Choviva à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux", observe Elena, responsable de la boutique attenante à l'usine et elle-même fille d'Anne-Catherine Wagner. "Une personne est même venue jusqu'ici car elle était allergique au cacao", s'étonne-t-elle. Ces premiers retours favorables ont convaincu l'entreprise de travailler sur un "Choviva noir" pour les prochaines saisons festives.
Qu'on ne s'y trompe pas: Abtey n'a aucunement l'intention d'abandonner le chocolat au profit du Choviva. Ce dernier a vocation à prendre sa part de la production pour desserrer la bride du vrai chocolat, sans prendre sa place. "Je veux rester un chocolatier, mais je suis lucide", confie Anne-Catherine Wagner, se voulant militante du chocolat "de qualité". En tout cas, l'entreprise croit fermement à son innovation. "On y va avec conviction et enthousiasme, et puis avec audace", lance-t-elle.
Aujourd'hui installée dans le village d'Heimsbrunn, la chocolaterie Abtey a été fondée en 1946 à Mulhouse par Amélie et Henry Abtey. L'entreprise alsacienne emploie 142 salariés permanents, auxquels s'ajoutent plusieurs dizaines de saisonniers, pour un chiffre d'affaires annuel de 20 millions d'euros. À l'année, quelques 1.700 tonnes de chocolats sortent de ses lignes de production.