La fin de la publicité en soirée sur France Télévisions n'a pas tenu ses promesses

La réforme a donné lieu à moult tensions entre le président Sarkozy et le PDG de France Télévisions Patrick de Carolis - AFP Eric Feferberg
Le 5 janvier 2009, la publicité était supprimée en soirée sur France Télévisions. Une réforme voulue par le président de l'époque, Nicolas Sarkozy. Mais, dix ans après, tout ne s'est pas passé exactement comme prévu... Revue de détail.
1-Le financement
Le manque à gagner pour le service public avait été chiffré à 450 millions d'euros par an. Il devait être compensé par la création de deux taxes. D'une part, une taxe sur les chaînes privées, principales bénéficiaires de la réforme, "afin de respecter le principe d'équité" entre les différentes chaînes, plaidait la loi. Cette taxe devait s'élever à 3% du chiffre d'affaires publicitaire, et devait rapporter 80 millions d'euros par an. Mais en réalité, ses recettes ont été bien inférieures. D'abord, son taux a été abaissé à 0,75%, puis 0,5%, suite à un lobbying intense des chaînes privées. Son rendement est alors d'une quinzaine de millions d'euros par an (cf. chiffres ci-dessous). Ensuite, en 2017, le Conseil constitutionnel, saisi par W9, a estimé que seul pouvait être taxé le chiffre d'affaires publicitaire engrangé en direct, et non celui engrangé via une régie publicitaire, même si elle fait partie du même groupe. Suite à cette décision, le rendement est tombé à 6 millions d'euros. Enfin, l'ultime coup de grâce vient d'être porté par le gouvernement, qui a discrètement fait adopter dans la loi de finances pour 2019 un amendement supprimant purement et simplement cette taxe.
L'autre taxe portait sur le chiffre d'affaires des opérateurs télécoms. Avec un taux de 0,9%, elle devait rapporter 380 millions d'euros par an. Mais suite au lobbying des opérateurs, l'assiette a été réduite pour exclure la vente et la location d'équipements, les services audiovisuels, etc. Son rendement tournait tournait donc plutôt entre 200 et 250 millions d'euros par an (cf. chiffres ci-dessous). En 2016, son taux a été porté à 1,3%, faisant grimper son rendement autour de 300 millions. Mais la part de cette taxe affectée à France Télévisions n'a cessé de diminuer, pour être réduite à zéro dans le budget 2019. Cette taxe sert donc aujourd'hui uniquement à alimenter le budget général de l'Etat.
En réalité, la suppression de la publicité a donc surtout été financée par une hausse régulière de la redevance, qui depuis 2009 a augmenté de 118 à 139 euros, une hausse qui rapporte 525 millions d'euros par an. A l'opposé du discours tenu à l'époque: "le projet de loi prévoit légitimement que ce financement ne soit pas à la charge de l'usager", promettait la loi supprimant la publicité.
2-Les horaires
"Sur les chaînes de France Télévisions, la première émission de la soirée débutera, sauf circonstances particulières, vers 20h35, ce qui permettra une véritable deuxième partie de soirée commençant autour de 22h15 et même une troisième partie de soirée démarrant vers 23h30", promettait aussi la loi. Ce démarrage à 20h35 est même inscrit dans le cahier des charges. "Cela changera la vie des téléspectateurs", souligne alors Jean-François Copé, président de la commission sur la suppression de la publicité.
Dans un premier temps, le service public obéit. Et les chaînes privées avancent légèrement le démarrage de leur soirée: M6 à 20h43 en moyenne, et TF1 à 20h48. Dans son livre La chaîne et le réseau, la productrice Simone Harari se souvient:
"Rapidement, les grandes chaînes privées font preuve de pragmatisme. TF1 annonce la fin de la commercialisation de son écran de pub de 20h40. M6 avance le lancement de ses prime time de dix minutes, à 20h45. Sur TMC, Direct 8, NRJ 12 ou W9, le spectacle familial de la soirée commence plus tôt, comme le souhaitent les familles, dès 20h40. France Télévisions a imposé son rythme à l'ensemble du secteur audiovisuel, et modifié les soirées des Français. Les programmes de deuxième partie de soirée commenceront plus tôt, à la grande joie des Français..."
Mais démarrer 5 à 15 minutes plus tôt que la concurrence s'avère vite compliqué pour les chaînes publiques. Alexandre Dureux, directeur adjoint à la direction générale des antennes et des programmes de France Télévisions, raconte: "L'horaire de 20h35 était relativement artificiel: il ne correspondait ni aux habitudes des spectateurs, ni à la pratique des autres chaînes. Ce trop gros différentiel pénalisait le service public en termes d’audience. Il était compliqué de faire migrer les spectateurs du journal de TF1 vers le prime time de France 2 qui démarrait juste après. Ce handicap était encore plus important pour les secondes parties de soirées, qui commençaient bien avant la fin des prime time des autres chaînes. Les démarrage des secondes parties de soirées du service public ne correspondait plus du tout à celui des autres chaînes".
Progressivement, le service public désobéit et retarde le démarrage de sa soirée. Sur France 2, il recule à 20h40 en 2011 (renvoyant la deuxième partie de soirée à 22h43 en moyenne), puis à 20h44 en 2012, et enfin à 21h01 en 2018 (comme pour France 3). Au passage, ce recul permet aussi de rallonger le journal de la Deux, qui devient plus long que celui de la Une, et donc récupère une partie de ses spectateurs... Finalement, fin 2014, le cahier des charges est discrètement modifié pour supprimer l'obligation de démarrer à 20h35.
Dernier épisode fin août 2018: France 2 décide de diffuser son nouveau feuilleton quotidien Un si grand soleil entre le journal et son prime time, ce qui retarde encore le démarrage des soirées -d'une à deux minutes, selon la chaîne. "Mais nous ne comptons nullement repousser plus tard le démarrage des prime time du service public, qui sont ceux qui démarrent le plus tôt", promet Alexandre Dureux.
3-Les programmes
Nicolas Sarkozy, dans sa lettre de mission à Jean-François Copé, écrivait:
"La fin de la publicité doit permettre à la télévision publique de prendre davantage de risques dans la programmation, de mettre en valeur les arts et la culture, et de traiter de façon plus exigeante et approfondie les grands débats du monde d'aujourd'hui et de demain : l'environnement, la croissance durable, l'Europe, etc".
L'exposé des motifs de la loi supprimant la publicité était même encore plus ambitieux (cf encadré ci-dessous).
Le cahier des charges adopté en 2009 imposait ainsi au service public de diffuser "au moins un programme culturel chaque jour en première partie de soirée". Mais la définition de ce programme culturel reste très large: elle "peut prêter à discussion puisqu'elle intègre des documentaires et des fictions dont quelques-uns peuvent paraître éloignés de la notion même de programmes culturels", déplore le CSA. Sont ainsi considérés comme programmes culturels Rendez-vous en terre inconnue, Un jour un destin, l'Eurovision de la chanson, Prodiges, Les carnets de Julie, Les petits meurtres d'Agatha Christie... Mais aussi des films comme Green zone, Borsalino, Le mur de l'Atlantique, Papillon, Public ennemies, Il faut sauver le soldat Ryan, La planète des singes, Le pacte des loups... Cette définition large permet aux chaînes publiques de dépasser largement leur obligation (avec 565 programmes culturels diffusés en première partie de soirée en 2016), même si les deux tiers sont diffusés sur les "petites" chaînes (France 4, France 5 et France Ô).
En réalité, la suppression de la publicité a peu fait évoluer les programmes. Ceux destinés à faire de l'audience en soirée (Patrick Sébastien, les séries américaines du lundi soir, les séries policières françaises...) sont restés, hormis Ca se discute, supprimé mi-2009. La plupart des programmes culturels emblématiques (La grande librairie, Ce soir ou jamais, opéra, théâtre et documentaires en prime time...) avaient déjà été lancés avant la suppression de la publicité, de même que l'émission politique du jeudi soir. Toutefois, les rares pièces de théâtre diffusées en prime time sont toujours restées grand public: Tailleur pour dames, Oscar... Et l'opéra en prime time se limite à une ou deux retransmissions par an en plein été. Comme le résume le CSA:
"La musique classique, les concerts ou les opéras sont quasi-exclusivement (90%) proposés la nuit entre minuit et 6h. Ce constat s’applique également aux documentaires portant sur la peinture et la musique, puisque 67% de cette offre reste nocturne".
Un dirigeant de France Télévisions de l'époque se souvient: "Nous avons alors pris un peu plus de risques éditoriaux, mais tout en essayant de conserver un socle d'audience minimal". Claude-Yves Robin, ancien patron de France 5 (2005-10) et France 2 (2010-11), ajoute: "La contrainte d'audience en soirée n'a pas beaucoup changé, car à la place de la publicité, il y a eu beaucoup de parrainage". Un ancien patron de France 2 décrypte: "En réalité, la suppression de la pub avait pour objectif d'augmenter les recettes des chaînes privées, et donc ne pouvait pas avoir d'influence éditoriale".
Enfin, Alexandre Dureux conclut: "le service public, en particulier sur ses chaînes généralistes comme France 2 et France 3, a toujours cherché à réunir le public le plus large et le plus diversifié, tout en faisant des choix audacieux et risqués, et cela n’a pas changé avec la suppression de la pub. Le service public reste le seul à proposer en prime time autant de documentaires, mais aussi une émission littéraire comme La grande librairie, ou de l’investigation économique comme Cash investigation".
le rendement des taxes (en millions d'euros)
Taxe sur les chaînes privées 2010: 18 2011: 13 2012: 13 2013: 13 2014: 14 ... 2016: 16 2017: 5
Taxe sur les opérateurs télécoms
2011: 257
2012: 195
2013: 260
2014: 195
2015: 204
2016: 285
2017: 246
Source: Bercy, Sénat
l'exposé des motifs de la loi supprimant la publicité