"Je me suis sentie épiée": quand les applications de géolocalisation virent au cauchemar

Février 2024, 23 heures. Le chauffeur Uber de Manon la dépose devant la porte de son immeuble. L'étudiante se hâte d'atteindre le porche quand soudain, elle croit reconnaître une silhouette familière.
"C'était mon ex petit ami", s'étrangle-t-elle. "Je l'ai retrouvé juste devant chez moi, à m'attendre. C'était super angoissant", poursuit-elle. "Il voulait discuter avec moi pour me convaincre de retourner avec lui. Mais moi, j'avais juste envie qu'il parte et qu'il arrête de me suivre!"
Un peu secouée, elle congédie son ami indésirable et s'enferme dans son studio. "J'ai mis du temps à comprendre qu'il avait retrouvé ma position via Uber." En effet, depuis trois ans, Manon a pris l'habitude de partager son trajet avec ses amis via la fonctionnalité de partage de position en temps réel sur Uber. L'application de VTC propose à ses utilisateurs de sélectionner jusqu'à 5 personnes avec lesquelles il est possible de partager la géolocalisation du trajet.
Sauf que voilà. "Quand je me suis séparée de mon petit ami, j'ai oublié de l'enlever de mes contacts à qui je partage mon trajet", se remémore l'étudiante de 24 ans. Le jeune homme a donc reçu un lien par SMS pour suivre le trajet de l'étudiante, et s'est rendu directement à son domicile.
Un effet pervers
Manon est loin d'être la seule à partager sa position avec des proches pour se rassurer lors de ses trajets nocturnes. C'est le cas de près de huit femmes sur dix en Europe, selon l'Agence européenne des droits fondamentaux qui avait alerté sur ce sentiment d'insécurité en 2021.
Pour faire face à de potentiels dangers, ces dernières élaborent ainsi des stratégies. Et les premières méthodes mises en place concernent souvent les applications de géolocalisation.
"Localiser mon iPhone", partage de position sur Uber, fonctionnalité Accompagnement de l'iPhone pour prévenir vos proches lorsque vous arrivez à destination, et même la carte Snapchat qui affiche la localisation en temps réel de ses utilisateurs... Ces dernières années, les entreprises ont déployé une myriade de fonctionnalités pour partager la position de leurs utilisateurs. L'objectif est toujours le même: rassurer les internautes et leurs proches, notamment lorsqu'ils ou elles rentrent tard le soir.
Or, ces outils de géolocalisation posent des questions sur les abus qu’ils peuvent engendrer. Et, au lieu de protéger et rassurer les utilisateurs, c'est parfois l'inverse qui se produit. L'an dernier, des Airtags, le petit objet d'Apple pour ne pas perdre ses objets, ont ainsi été détournés de leur usage initial. Pas plus gros qu'une pièce de deux euros, ils avaient notamment été utilisés pour suivre et traquer des jeunes femmes à leur insu et sans leur consentement.
En dehors des Airtags, c'est la fonctionnalité de géolocalisation de Snapchat qui pose problème. En effet, le réseau social affiche la localisation en temps réel de ses utilisateurs sur une carte, même une fois l'application fermée. Ce qui permet à n'importe qui de retrouver de manière très précise la position d'un proche. C'est comme ça que Clara s'est retrouvée nez à nez, une après-midi, devant une de ses anciennes connaissances.
"J'étais avec une amie en train de boire un verre. Quand j'ai levé la tête, Matthieu était devant moi", détaille-t-elle. "Je lui ai demandé ce qu'il faisait là, et il m'a simplement expliqué avoir vu ma position sur Snapchat et avoir eu envie de me rejoindre."
"Je me suis sentie épiée"
Si l'incident n'avait rien de dangereux, le jeune homme s'est "juste assis" avec Clara, la coiffeuse reconnaît avoir eu "un peu peur".
"Je me suis sentie épiée", frissonne-t-elle. "Je l'imaginais seul, le soir, dans sa chambre, en train de m'espionner ou de me suivre."
Solene* a également eu une mauvaise expérience avec la Carte sur Snapchat. En fin d'année dernière, un de ses anciens camarades lui annonce qu'il est tombé amoureux d'elle. Elle ne partage pas ses sentiments et décide d'en rester là. "Mais cette année, en regardant la carte sur Snapchat, j'ai remarqué que souvent, il se trouvait dans la même ville que moi."
"Si je descendais un week-end à Toulon, deux jours après, il se trouvait aussi dans la ville. Quand je remontais pour travailler sur Paris, je le voyais localiser au même endroit." Le jeune homme n'habite pourtant dans aucune des deux villes. Il est originaire de Brest.
Si Solene croit d'abord à une coïncidence, ces situations se multiplient. La carte Snapchat le localise dans le même aéroport que Solene*, dans différentes villes en France, et même, dans son école. "Quand j'ai fait ma rentrée en septembre, je l'ai vu localisé dans le même établissement que moi. Et j'ai appris qu'il s'était inscrit ici." C'en est trop pour la jeune fille.
"Je fais partie de la génération Snapchat, j'ai toujours eu ma localisation d'activée. Mais cette histoire m'a fait prendre conscience que partager sa localisation, ça peut être dangereux. On ne sait pas ce qu'il peut se passer dans la tête des gens."
Désormais, elle partage uniquement sa position via l'application à quelques amis trillés sur le volet.
Des parents intrusifs
L'autre danger, c'est que les fonctionnalités de géolocalisation soient installées ou utilisées sans même que la personne n'ait donné son consentement pour partager sa localisation.
C'est ce qui est arrivé à Jeanne*, 25 ans. L'étudiante s'est rendue compte, un peu par hasard, que son père la géolocalisait lors d'un dîner il y a trois ans. "J'étais à un repas avec des amis de la famille quand un ami m'a demandé: 'Tu savais que ton père te géolocalisait?'", raconte-t-elle. "Et là, je suis tombée de ma chaise. Je ne le savais pas!"
En le confrontant, elle apprend alors que son père utilise Google Maps pour savoir où sont allés Jeanne*, ses frères et soeurs ainsi que sa mère. En effet, la jeune fille s'était un jour connectée avec son compte Google sur le téléphone de son père qui a désormais accès à toutes ses informations personnelles. Google Maps possède en effet une fonctionnalité permettant de partager sa position en temps réel avec ses proches que le père de Jeanne* a pu activer directement via le compte de la jeune fille.
"C'est une grosse atteinte à ma vie privée, je lui ai expliqué que je n'avais pas envie qu'il sache où je me rendais. Mais pour lui, c'était normal. Il n'y avait pas de problème à me géolocaliser sans m'en demander la permission."
La famille lui a alors demandé de retirer les comptes Gmail de son téléphone. "Ça n'a eu aucune incidence sur ma vie quotidienne", reconnaît Jeanne*. "Mais ça m'a fait un peu peur."
Des stratégies d'évitement
Parfois, la volonté de protéger ses enfants, ou ses proches, peut virer à l'excès. Nadia, 56 ans, en a payé les frais. Pendant plusieurs mois, la mère de famille a partagé sa localisation avec son ex-mari via l'application "Localiser mon iPhone".
"Au début, ça me rassurait. Mais rapidement, il a commencé à me demander pourquoi j'allais a tel endroit, avec qui... C'était invivable. Je ne pouvais pas me déplacer sans qu'il ne m'appelle", maugrée-t-elle.
Un contrôle abusif, donc, qui pousse certains utilisateurs, comme Roméo, à adopter des stratégies d'évitement. Sa mère a installé une application sur son téléphone à l'âge de 13 ans. "Elle s'inquiétait pour moi quand je rentrais seul du collège", lance le lycéen, qui aura 18 ans dans quelques mois. "Et à l'époque, je comprenais. Mais maintenant, elle veut que je garde l'application une fois que je partirais. Mais ça me met mal à l'aise qu'elle puisse me fliquer. J'aimerais avoir ma vie privée." Des explications qui font mouche aux yeux de sa mère.
"Elle pense que je veux lui cacher quelque chose... Elle m'a menacé de ne pas m'aider pour mes études ou mon appartement si je n'acceptais pas. C'est du chantage", peste-t-il.
Roméo envisage d'acheter un deuxième téléphone pour éviter que sa mère ne le suive à la trace. "Je garderais celui avec l'application de géolocalisation seulement pour aller en cours ou faire mes courses", tranche-t-il. L'appareil restera dans l'appartement, dès que le jeune homme part en soirée.
* le prénom a été modifié