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Choquer avec l'IA ou s'en tenir à la réalité: le jeu d'équilibriste des associations

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Certaines associations utilisent déjà des images générées par des IA comme Midjourney dans leur communication. Un outil qui permet d'éviter le voyeurisme, mais qui brouille la frontière entre fiction et réalité.

Sur les publicités, des jeunes garçons et filles présentés comme Éthiopiens – et affamés. Leur regard, à la fois fatigué et accusateur, semble transpercer l'objectif pour fixer l'internaute. Des images poignantes, que l'association britannique Charity Right UK accompagne d'un appel aux dons pour alléger leurs souffrances. Il y a juste un petit détail: ces enfants n'existent pas.

Au fur et à mesure qu'elles se répandent sur internet, les images générées par les IA comme Midjourney impressionnent autant qu'elles inquiètent, notamment quand elles servent à diffuser des mensonges. Mais un autre usage encore peu répandu suscite le débat: leur utilisation par des ONG pour dépeindre la réalité sans la capturer directement. Un débat plus difficile à trancher qu'il n'y paraît.

"Si on ne le faisait pas, personne ne regarderait nos campagnes"

Charity Right UK n'est pas la seule association à avoir utilisé ces images artificielles dans sa communication. Parmi d'autres, la branche norvégienne d'Amnesty International s'en est servi pour dénoncer la répression des manifestations en Colombie en 2021; WWF UK, pour imaginer l'impact futur du changement climatique sur les paysages.

L'association canadienne Furniture Bank s'en est aussi saisie dès l'automne 2022 pour créer des images fictives de familles dans le besoin, qu'elle aide en leur procurant des meubles et autres articles ménagers. Avec un objectif clair: éviter le voyeurisme parfois morbide utilisé pour susciter la compassion des donateurs.

"Le voyeurisme ["poverty porn" dans le texte original] est la technique principale de notre secteur pour faire ses campagnes et attirer l'attention des donateurs", explique Dan Kershaw, le directeur de Furniture Bank, dans une interview au journal local Toronto Star. "Si on ne le faisait pas, personne ne regarderait nos mails ou nos pubs, et on ne lèverait pas de fonds."

"Je suis père", défend le directeur de Furniture Bank. "Jamais je ne pourrais demander à une mère: 'Pourriez-vous faire dormir votre enfant sur un tas de vêtements, pour que ce photographe que vous ne connaissez pas prenne des photos, et que nous puissions lever des fonds?'".

En utilisant des images totalement inventées, l'association explique avoir gardé l'impact émotionnel recherché sans recourir à des mises en scène dommageables pour la dignité des familles. Et ça ne lui a presque rien coûté: moins de 900 dollars, selon son site, contre plus de 30.000 dollars pour un projet sur plusieurs mois avec un photographe humain. De quoi mener des projets impossibles à réaliser autrement, et donc récolter plus de dons.

Brouiller la différence entre réalité et fiction

Mais ce point de vue positif à l'égard des IA n'est pas partagé par toutes les associations – ni par tous les donateurs. En témoigne le cas d'Amnesty Norvège, dont les images artificielles de faux manifestants ont fait polémique. Les critiques dénonçaient notamment le remplacement des photographes humains, certains ayant couvert ces événements au péril de leur vie.

Une des images générées par intelligence artificielle publiées par Amnesty Norvège
Une des images générées par intelligence artificielle publiées par Amnesty Norvège © Amnesty Norway

"Amnesty considère le travail des photojournalistes comme absolument essentiel", avait répondu à Tech&Co Katia Roux, chargée de plaidoyer sur les questions technologiques pour Amnesty France. "Amnesty International a décidé de bannir l’utilisation d’images générées par IA dans sa communication jusqu’à nouvel ordre", avait ajouté la responsable.

"Il y a suffisamment de photos choquantes de la réalité pour ne pas avoir besoin de rajouter des images artificielles", estime auprès de Tech&Co Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières.

L'ONG a justement dédié une partie de son dernier classement sur la liberté de la presse aux risques apportés par les IA génératives. "La différence s’estompe entre le vrai et le faux, le réel et l’artificiel, les faits et les artefacts", explique le rapport; une phrase valable autant pour le journalisme que les ONG.

Autre avantage de l'IA, mis en avant par Amnesty Norvège comme les soutiens de Charity Right UK: pas besoin de mettre en avant de vraies personnes, ce qui pourrait les mettre en danger. Mais selon les cas, il y a d'autres solutions pour garantir l'anonymat, comme flouter les visages, souligne Katia Roux.

Quel effet sur les donateurs?

Comme beaucoup de problématiques liées aux IA, tout dépend finalement des circonstances et du projet particulier. Le cas de WWF UK paraît moins polémique: "Illustrer un scénario imaginé avec des images fictives ne me semble pas trompeur", juge Christophe Deloire pour Tech&Co.

Pour les organisations qui défendent l'information, comme RSF, ou qui ont des positions tranchées sur l'IA, c'est plus compliqué. "Il faut que notre utilisation de ces IA reflète nos positions", estime Katia Roux d'Amnesty France. "Quand on porte un plaidoyer sur ces sujets, on se doit d'être cohérents, exemplaires, et extrêmement vigilants."

Et reste la question des droits d'auteurs, qui se pose à chaque utilisation des IA génératives actuelles. Ces programmes sont entraînés en analysant des centaines de millions d'images, le plus souvent sans l'accord des créateurs de cette matière de base, et sans rémunération.

Et qu'en est-il de l'impact sur les internautes? Sont-ils encouragés à donner, ou au contraire repoussés par ces images? Sur Reddit, les avis sont partagés: si certains commentaires approuvent la campagne de Charity Right UK qui évite le "poverty porn", d'autres témoignent d'un certain malaise devant cette pauvreté artificielle, en particulier quand l'origine des images n'est pas précisée.

"Si tu ne peux pas avoir de véritable photo d'un enfant affamé, comment pouvons-nous croire que les dons serviront effectivement à les nourrir?" s'interroge un internaute.

Charity Right UK, justement, a plus tard publié un retour d'expérience: l'association a en fait mené deux campagnes de publicité sur Reddit en parallèle, une avec des images générées par IA, l'autre avec de vraies photos, pour voir laquelle l'emporterait. Résultat: les images générées par IA ont été plus vues, mais ce sont finalement les vraies photos qui ont généré le plus de clics. Comme si la véritable misère humaine était finalement plus convaincante que sa version fantasmée par l'IA.

Luc Chagnon