736 millions d'euros pour rénover la Maison de la Radio: comment le budget a dérapé

Le PDG Mathieu Gallet et le directeur du chantier Nadim Callabe en 2014 - AFP Bertrand Guay
Depuis fin 2009, la Maison de la Radio est en chantier. Un chantier titanesque entièrement financé par le contribuable. Mais ne vous avisez pas de demander le coût total de ce chantier. Ni Radio France, ni le ministère de la Culture ne vous donneront de chiffrage. Mais cela n'a pas toujours été aussi opaque. En octobre 2014, interrogée par une députée, Radio France chiffrait le coût total à 584 millions d'euros.
Pour savoir combien cela coûte désormais, on en est donc réduit à faire des estimations, qui aboutissent à un coût total d'au moins 736 millions d'euros. Soit un quart de plus que les 584 millions d'euros de 2014. Et trois fois plus que le chiffrage initial effectué en 2004, qui s'élevait à 262 millions d'euros!
Une partie de cette hausse est due au rajout d'éléments au fur et à mesure. Ainsi, les chiffrages de 2004 et 2014 ne comprennent pas la réfection des studios moyens (*), un chantier distinct du chantier principal, qui n'a été chiffré qu'en 2017 à hauteur de 67,5 millions d'euros. Le chiffrage de 2004 ne comprenait pas non plus ni l'orgue, ni le parking, ni l'auditorium, qui ont été rajoutés ensuite.
Cinq ans de retard
Mais une grande partie de ce surcoût est dûe à l'important retard pris par le chantier. La fin des travaux est désormais prévue mi-2023, indique Radio France. Soit treize ans et demi après le début du chantier...
Une bonne partie de ce décalage a été discrètement entérinée en 2017. Mathieu Gallet (à l'époque PDG) et Sibyle Veil (l'actuelle PDG, à l'époque directrice déléguée chargée des finances et des opérations), décident alors de décaler de trois ans la fin du chantier. Ils en informent le gouvernement au printemps 2017, juste avant les élections. "Le gouvernement n’a pas mal réagi", assure Radio France. La direction a-t-elle pris acte du retard déjà pris, ou bien a-t-elle souhaité anticiper des retards futurs? Officiellement, la direction assure avoir alors voulu adopter "un nouveau calendrier plus prudent et plus réaliste, en estimant à l’avance les retards possibles pour la meilleure maîtrise possible des risques, plutôt que de constater les retards a posteriori".
Problème: tout retard fait mécaniquement augmenter l'addition. En effet, durant les travaux, les équipes doivent être relogés dans des bureaux provisoires près de la Maison de la Radio, essentiellement avenue du Général Mangin et au 104 avenue du président Kennedy. Comme le dit un document du ministère de la Culture:
"Le scénario d’achèvement retenu [en 2017] en coordination avec l’État devrait aboutir à un décalage d’environ trois ans de la livraison, qui générera un surcoût global d’investissement, et notamment de fonctionnement étant donné l’allongement de la durée du chantier".
Le coût total de ces locaux de remplacement (ou "coût de fonctionnement") était chiffré par Radio France à 154 millions d'euros en 2014. A l'époque, la fin du chantier était prévue mi-2018.
Mais aujourd'hui, la direction refuse de chiffrer ce coût de fonctionnement, car ce montant "n’est plus demandé par la tutelle, et n'est plus calculé selon la méthode comptable retenue auparavant" (sic). Radio France indique juste que ces locations coûtent 7 à 12 millions d'euros par an, en incluant les dépenses de gardiennage. Sachant le que chantier a pris cinq ans de retard par rapport à 2014, ce coût de fonctionnement peut donc être désormais estimé entre 189 et 214 millions d'euros. Une estimation confirmée par des sources internes, qui chiffrent désormais ce coût à 200 millions d'euros.
Multiples litiges
Mais ce n'est pas tout. Notre estimation tient aussi compte d'une augmentation du coût des travaux proprement dits (appelé "coût d'investissement"). Là encore, Radio France refuse de donner un chiffre, expliquant être "en train d'être affiner" ce coût. Mais notre estimation se base sur le rapport rendu en octobre 2017 par un expert, Jean-Pierre Weiss, rapport qui chiffre plusieurs scénarii. Le scénario finalement retenu, lors d'un conseil d'administration tenu le 16 février 2018, chiffre ce coût d'investissement à 449,5 millions d'euros. "Hors inflation, cela représente une augmentation de +20% par rapport à 2008, ce qui est raisonnable, et proche de ce qu’on peut constater sur d’autres chantiers du même type", tempère Radio France.
Enfin, et non des moindres, de multiples litiges ont aussi surgi avec les entreprises chargées du chantier. On recense ainsi près d'une trentaine de procédures devant le tribunal de commerce de Paris. Ces procédures peuvent se terminer par des amendes à payer, ou des transactions amiables, qui se rajoutent au coût total. Là encore, Radio France refuse de donner tout chiffre. Mais, il y a un an, ces indemnités versées aux entreprises ont été chiffrées à 30 millions d'euros par le rapporteur des crédits des radios publiques, la députée Marie-Ange Magne. En additionnant tout cela, on aboutit donc entre 736 et 761 millions d'euros.
Amiante et malfaçons
En pratique, les difficultés du chantier ont de multiples causes. D'abord, dès l'origine, il a été décidé d'effectuer les travaux en site occupé, c'est-à-dire de faire cohabiter simultanément dans la Maison ronde des parties en travaux, et d'autres parties où l'activité se poursuit. Ce choix a rendu le chantier plus complexe que si tout le bâtiment avait été vidé. En particulier, le bruit généré par le chantier a perturbé l'activité des radios. "Les nuisances sonores ont été plus importantes que prévues, nécessitant de déménager plus de services que prévu dans des locaux extérieurs", explique Radio France.
Ensuite, de nombreux problèmes (notamment de l'amiante) ont été découverts au fur et à mesure du chantier, qui n'avait visiblement pas été suffisamment préparé. Notamment, "les travaux dans le sous-sol (où passent les réseaux d’eau, d’électricité…) s’avèrent plus complexes que prévu", ajoute la direction.
Enfin, des malfaçons ont été découvertes dans les travaux effectués: infiltrations dans le parking; étanchéité défectueuse d'un poste électrique de haute tension au sous sol; traitement d'air des cabines de la petite couronne qui ne fonctionne pas... Pour ne rien arranger, un incendie s'est déclaré au 8ème étage le 31 octobre 2014. Ainsi, 5 millions d'euros ont dû être budgétés en 2015 pour financer la réparation de ces trois sinistres.
Valse des responsables
A noter que Mathieu Gallet et Sibyle Veil ont aussi pris une décision permettant de terminer le chantier plus vite. Ils ont décidé de mener en parallèle le chantier principal et la réfection des studios moyens. Car à l'origine, les studios moyens devaient être refaits une fois le chantier principal achevé, ce qui aurait rallongé le chantier de plusieurs années.
A noter enfin que début 2018, Mathieu Gallet et Sibyle Veil ont changé le responsable de chantier: Sidonie Guénin a remplacé Nadim Callabe, présent depuis 2012. Mais Radio France assure que ce changement n'est pas lié aux difficultés rencontrées: "Ce départ de Nadim Callabe n'est pas une sanction, il s’est fait d’un commun accord".
Malgré tous ces problèmes, la direction tient aux salariés un discours résolument optimiste dans un magazine interne baptisé Texto rehab lancé à l'été 2015, où elle parle de chantier "mené tambour battant", à un "rythme effréné", et à une "cadence soutenue". Elle souligne que c'est le chantier "le plus complexe jamais réalisé en site occupé en France"...
Contactés, le ministère de la Culture et Nadim Callabe n'ont pas répondu, et Mathieu Gallet n'a pas souhaité faire de commentaires.
(*) 15 studios où sont enregistrés des émissions comme Le masque et la plume ou Des papous dans la tête, les fictions de France Culture, etc.
date prévue de fin du chantier (hors studios moyens)
A l'origine: fin 2013 Fin 2010: août 2016* Fin 2011: août 2016* Fin 2012: fin 2016* Fin 2013: fin 2017* Fin 2014: mi-2018* Fin 2015: janvier 2019* Fin 2017: mi-2023**
Sources:
*rapports d'exécution du Com
**Radio France
le coût du chantier (hors studios moyens et litiges, en millions d'euros courants)
Investissement 2004: 172* Juillet 2006: 240,9* Fin 2008: 345* Mars 2013: 380,7* Fin 2013: 430* Fin 2014: 430** Fin 2015: 430,3** Fin 2016: 432,1** Fin 2017: 432,1** Févier 2018: 449,5****
Fonctionnement
Juillet 2004: 61,8*
Juillet 2006: 93*
Fin 2008: 116*
Février 2014: 135,9*
Octobre 2014: 154***
Sources:
*Cour des comptes
**rapports d'exécution du COM
***réponse de Radio France à la députée Martine Martinel
****scénario retenu parmi ceux proposés par Jean-Pierre Weiss