Législatives: l'exécutif peut-il s'inspirer des coalitions allemandes pour gouverner?

La ministre des Affaires étrangères écologiste Annalena Baerbock et chancelier social-démocrate Olaf Scholz, le 26 octobre 2021 au Bundestag, à Berlin - Odd ANDERSEN © 2019 AFP
La chose a beau ne pas être dans les moeurs de la Ve République, il faudra bien que le gouvernement se fasse une raison. Pour convertir sa majorité relative en "majorité d'action" au sortir de ces législatives très décevantes pour la coalition soutenant l'exécutif, la Première ministre Elisabeth Borne a annoncé dès dimanche soir: "Les sensibilités multiples devront être associées et les bons compromis bâtis afin d'agir au service de la France." Une déclaration qui laisse envisager des accords ponctuels entre l'alliance présidentielle "Ensemble" et d'autres groupes parlementaires.
Si la situation est hautement inhabituelle en France, il n'en est rien en Allemagne. Les forces composant la classe politique de la République fédérale ont même la tradition de constituer des coalitions au Bundestag, ainsi que dans les chambres régionales, et de partager les portefeuilles entre partis en principe antagonistes. Yann Wernert, chercheur spécialiste de la politique allemande et affilié à l'antenne berlinoise de l'Institut Jacques Delors, nous détaille pas à pas la marche suivie outre-Rhin par les formations politiques pour s'entendre.
Le gouvernement Scholz, dernier exemple en date
Le gouvernement actuel, dirigé par le social-démocrate Olaf Scholz, nous livre d'ailleurs une illustration de cette spécialité allemande. Après les élections fédérales du 26 septembre 2021, son SPD a dû se mettre d'accord avec les Verts locaux - Die Grünen - et les centristes du Parti libéral-démocrate (FDP) pour s'attacher la fidélité de 56,5% des membres de l'assemblée fédérale, soit 416 sièges sur les 736 que compte la chambre basse.
L'attelage tripartite a d'abord accouché fin novembre d'un contrat de gouvernement intitulé Oser plus de progrès. Alliance pour la liberté, la justice et la durabilité. On peut retrouver dans ce document de 177 pages, comme le rappelle ici RMC, des propositions comme l'augmentation de 400 euros du Smic, la construction d'éoliennes supplémentaires ou encore la libéralisation de la législation sur le cannabis.
Longue tradition
Ce type d'entente est issu d'une longue tradition. Le Reichstag connaît ses premières coalitions dès l'adoption du suffrage universel masculin en 1871, mais la mainmise de l'empereur sur la politique de son pays les empêche alors d'exercer une influence réelle.
C'est à partir de 1919 et l'institution de la République de Weimar - qui élargit aux électrices l'accès aux scrutins - que le rôle du Parlement s'accroît, et l'importance des coalitions avec lui. Leur mise sur pied n'a cependant rien d'un chemin pavé de roses, nous précise Yann Wernert:
"Il y avait déjà les sociaux-démocrates du SPD. Il leur fallait des accords de coalition pour gouvernement mais ils ne tenaient pas longtemps - six mois, parfois moins - et le président avait un rôle d'arbitre."
Cette première expérience se clôt en janvier 1933, à compter de l'arrivée des nazis d'Hitler au pouvoir. Cette instabilité à la conclusion tragique explique que les Allemands se soient montrés sceptiques en assistant au retour des coalitions dans les années 1950. Pourtant, ces alliances font bientôt école. "Les succès économiques de l'Allemagne de l'Ouest dans les décennies 1950, 1960 et 1970 ont largement contribué à la légitimité de ce système", éclaircit Yann Wernert.
Les nouveaux mouvements politiques vont tous s'y agréger. Les chrétiens-conservateurs de la CDU et les libéraux s'ajoutent au SPD, et intègrent le gouvernement à l'occasion, avant que les Verts fassent de même à partir des années 1980.
"Deux ou trois mois" de discussions
Une tradition profondément enracinée qui a donc ses rites, son mode d'emploi que les partis continuent d'observer jusqu'à aujourd'hui. Yann Wernert introduit: "On établit des cercles de discussion dans les partis avant les élections pour se préparer et identifier les thèmes clivants."
Après le scrutin, qu'il soit d'ailleurs fédéral ou local, les états-majors se rassemblent pour imaginer les majorités possibles au plan arithmétique. La coutume est de laisser la direction des futures opérations au parti arrivé en tête des suffrages, bien qu'au point de vue juridique, rien n'empêche une formation mise en minorité lors des élections d'essayer de prendre les rênes du nouvel exécutif, si tant est qu'elle parvienne à faire le nombre en trouvant les soutiens suffisants.
L'étape suivante nous fait en tout cas entrer dans le vif du sujet. "Les dirigeants des partis se sondent entre eux: 'Qu'est-ce qui est important pour vous? Vous voulez quels ministères?'", retrace Yann Wernert qui souligne qu'il s'agit alors de "rendez-vous plus ou moins informels, se tenant souvent dans les sièges des partis", entre délégations allant de "cinq à six personnes à une douzaine de chaque côté".
C'est seulement après ces contacts initiaux qu'on passe aux négociations formelles. "En général, c'est réglé en deux ou trois mois", délimite le Policy Fellow du Centre Jacques Delors.
Négociations permanentes
Une fois le contrat de gouvernement établi, ses rédacteurs ne sont d'ailleurs nullement contraints de le faire approuver par leurs militants. Toutefois, à gauche notamment, on a tout de même tendance à en référer à sa base par précaution. "Pour ces dirigeants, c'est une manière de légitimer l'accord et de s'assurer le soutien du parti dans toute sa largeur et pas des seules 30 personnes du Bureau politique, pour pouvoir passer à autre chose", pointe notre chercheur.
Cette aspiration à tourner la page relève cependant du fantasme. Car l'histoire d'une coalition est celle de négociations perpétuelles à plusieurs voies. "Un parti de coalition doit négocier en permanence à la fois avec son électorat et avec ses partenaires", indique ainsi Yann Wernert.
Ni trop discret, ni trop remuant: l'équation de la coalition
Et il convient encore pour les partenaires en question de se tenir sur une double ligne de crête. Pour réussir sa coalition et l'installer dans la durée, il faut en effet que "chaque parti ait sa part du gâteau et qu'il soit visible au sein du gouvernement", clarifie notre interlocuteur qui enchaîne: "Mais il faut aussi que chacun reste à sa place... sans être taiseux."
Car le risque pour un parti docile à l'excès au sein de la coalition est de voir ses électeurs lui reprocher une trop grande discrétion sur le mode du "Qu'avez-vous obtenu? Pourquoi être allé au gouvernement ?'". Mais un mouvement trop remuant, dont les membres iraient jusqu'à claquer la porte et rompre la coalition en cours de route s'exposeraient à une toute autre menace. D'après Yann Wernert en effet, "le système récompense les coalitions".
"Si vous quittez la coalition au milieu du chemin, vous risquez d'avoir un score moindre à l'élection suivante si les gens estiment que c'est vous qui avez été déraisonnables, et aussi de percevoir moins de fonds publics", poursuit-il, ajoutant: "Menacer de quitter la coalition suffit en général à faire bouger les lignes de toutes façons."
Le chercheur remarque d'ailleurs que si de telles séparations se produisent parfois à l'échelon régional, les alliances ne volent presque jamais en éclats au niveau national. Tout le monde aurait trop à y perdre.
"Feu tricolore", "GroKo": un surnom pour partager l'affiche
Cette nécessité pousse à la bonne intelligence et à porter l'imagination au pouvoir... c'est-à-dire à échafauder des alliances entre comparses plus ou moins éloignés idéologiquement, en tout cas sur le papier. Résultat: on aboutit parfois à des compositions hétéroclites auxquelles il faut bien donner un affichage cohérent. Cette cohésion implique souvent de trouver un surnom à la coalition. L'actuel gouvernement Scholz, associant le rouge du SPD, au jaune des libéraux, au vert des Grünen, est ainsi désigné comme la "Ampel Koalition", ou "Coalition feu tricolore" en français. Par le passé, on s'était amusé dans la presse d'une possible coalition "Jamaïque", mêlant le noir de la CDU, au jaune du FDP et au vert écolo.
"Par défaut, on part d'abord sur les couleurs puis on essaye de trouver un surnom. C'est aussi une question de marketing politique", note Yann Wernert. Mais le surnom peut dégénérer en sobriquet dans les bouches de l'opposition. Ainsi, la dernière aventure commune de la CDU et du SPD était-elle qualifiée de "GroKo" par ses détracteurs, diminutif aussi mal sonnant à l'oreille qu'ironique vu la fragilité de la majorité de cette soi-disant "Grande Coalition".
Les länder comme laboratoires
On pourrait croire ici les combinaisons infinies entre partenaires multiples. En réalité, le schéma est plus complexe. La pilule est parfois dure à avaler et chaque formation a ses repoussoirs, ces partis avec lesquels elle rechigne à projeter toute union.
Un test en laboratoire est alors indispensable: quand le cocktail paraît trop imbuvable, on goûte d'abord la potion dans les Länder (les Etats régionaux constituant la République fédérale allemande) dans l'espoir de la rendre moins amère à l'échelon supérieur dans un avenir proche. "Les premières coalitions entre la CDU et les verts auraient été impensables au niveau fédéral, et d'ailleurs, les premières coalitions rouge-verte se sont aussi faites au niveau régional", ponctue le chercheur de l'Institut Jacques-Delors.
Des coalitions pour "revisiter" la Ve République ?
Transposable de la région à la fédération, reste à savoir si cette formule peut s'exporter.
À commencer par la France. Après tout, notre pays a déjà connu, entre autres, une gauche plurielle, des majorités UDF-RPR ou UMP, ou encore une "recomposition" sous la bannière de La République en marche plaçant des transfuges socialistes sous la férule d'un Edouard Philippe sorti des rangs de la droite. Mais il semble que ce Rubicon ne se franchisse jamais qu'au centre de notre paysage politique, ou entre appareils aux positions relativement proches.
"Je ne comprends pas pourquoi il serait impossible de faire une coalition entre 'Ensemble' et Les Républicains par exemple", image quant à lui Yann Wernert qui signale avoir évoqué cette éventualité avec plusieurs politiques français "sans jamais obtenir de réponse à la question".
Pour lui, un pareil accord aurait pourtant une vertu: "Ce serait un premier pas pour s'éloigner de la polarisation permanente du système français. On privilégie les gens bruyants aux propositions-chocs mais ce n'est pas forcément ce dont le pays a besoin."
Devant l'issue de ce second tour des législatives, il prédit même: "Un changement majeur s'annonce qui pourrait préfigurer une Ve République revisitée, plus représentative, si on institue le scrutin proportionnel."
Le risque d'un "système amorphe"
Les coalitions seraient-elles sur le point de s'imposer comme la ligne d'horizon de la politique française? Il faut pourtant se garder d'y voir une solution idéale. Outre la dilution des doctrines et des alternatives politiques qui pourraient découler de l'importation de cette pratique, celle-ci a aussi ses détracteurs en Allemagne.
"Certains jugent que les coalitions font trop primer la stabilité et l'harmonie, au détriment de l'innovation", dépeint Yann Wernert qui achève en souriant: "Ces adversaires des coalitions critiquent un système trop amorphe, pas assez 'disruptif' pour le dire en termes macroniens".
