Violences sexuelles: pourquoi de nombreuses victimes ne portent pas plainte, comme Adèle Haenel

Un commissariat à Champigny-sur-Marne en juillet 2011 (PHOTO D'ILLUSTRATION). - FRED DUFOUR / AFP
"La justice nous ignore, on ignore la justice." Par cette formule sans appel, Adèle Haenel a justifié à Mediapart son refus de porter plainte contre le réalisateur Christophe Ruggia, qu'elle accuse "d'attouchements" et de "harcèlement sexuel" entre ses 12 et 15 ans. Comme l'actrice, la grande majorité des femmes victimes présumées de violences sexuelles renoncent à déposer plainte. Délais de procédures ou peur des représailles, de nombreux obstacles font du traitement judiciaire de ces affaires un "parcours du combattant", reconnaît de ses propres mots la porte-parole du ministère de la Justice, Agnès Thibault-Lecuivre.
Les 3/4 des affaires classées sans suite
Selon l'enquête "Cadre de vie et sécurité" (CVS) publiée en septembre par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) sur le "non déplacement des victimes auprès des autorités suite à des violences sexuelles", 78% des 235.000 femmes interrogées entre 2011 et 2017 ne sont pas allées porter plainte. "Cela n'aurait servi à rien", ont expliqué 72% des victimes présumées.
"Certaines ont pu s'interroger sur l'utilité de la démarche ou bien ont-elles eu peur que leur plainte ne soit pas traitée, qu'elle n'aboutisse pas, ou que l'auteur ne soit pas interpellé", avance auprès de BFMTV.com Christophe Soullez, chef de l’ONDRP.
Ce constat sur l'inefficacité de l'action judiciaire des femmes interrogées, proche du discours de la comédienne des Combattants, trouve une explication dans le taux de classement des affaires. En 2016, selon les statistiques les plus récentes du ministère de la Justice, 73% des quelque 33.000 plaintes pour violences sexuelles ont été classés sans suite, essentiellement pour "infraction insuffisamment caractérisée".
"La justice protège et accompagne, mais évidemment que le système est perfectible", a reconnu Agnès Thibault-Lecuivre, porte-parole de la Garde des Sceaux, sur notre antenne.
Parole contre parole
L'autorité judiciaire se heurte à des situations où les actes ont souvent été commis à l'abri des regards, empêchant de retrouver des témoins. La présence de preuves matérielles, telles que des traces d'ADN, ne permet pas non plus de déterminer le consentement, ou non, de l'un des participants. "Les plaintes arrivent souvent longtemps après le passage à l'acte. C'est parole contre parole", ajoute Christophe Soullez.
Plus d'une femme sur deux (56%) s'estimant victime de violences sexuelles juge par ailleurs que la procédure pénale serait "une épreuve supplémentaire" qu'elles ne souhaitent pas s'infliger. Elles refusent de revivre l'acte, d'exposer leur intimité ou d'être de nouveau confrontées à l'auteur. Un tiers reconnait d'ailleurs avoir "peur des représailles, d'une vengeance", de la part de l'agresseur.
"Il existe des freins sur trois niveaux, indique à BFMTV.com maître Jonas Haddad. Sur le plan administratif, puisqu'il s'agit de procédures longues; psychologique, car cela force les victimes à se replonger dans les faits. On observe aussi un frein financier", ajoute-t-il. L'avocat, qui a défendu l'actrice Solveig Halloin contre le comédien Philippe Caubère et dont la plainte a été classée sans suite en février, précise qu'une "personne exposée médiatiquement dans une telle affaire aura ensuite des difficultés à retrouver un emploi."
Plus de 20% de plaintes pour agressions sexuelles en 2018
Les deux tiers des femmes préfèrent alors se tourner vers "une autre solution", selon l'enquête de l'ONDRP, en trouvant du soutien auprès de l'entourage, d'une association ou du corps médical.
"Dire que la justice peine à accompagner les victimes, c'est nier les efforts qui sont poursuivis", regrette Agnès Thibault-Lecuivre.
Cette dernière rappelle que la mise en place de la plateforme de signalement des violences sexuelles et sexistes depuis un an est une "première étape pour libérer la parole" et que cette libération se traduit en chiffre: entre 2017 et 2018, les plaintes pour viols ont connu une augmentation de 17%, celles pour agressions sexuelles de 20%.
Des "loupés" dans l'accueil des commissariats
Sur notre plateau, Anaïs Leleux, membre du comité de pilotage du collectif #NousToutes a mis en cause la prise en charge des affaires de violences sexuelles par la police:
"Ce viol m'a ravagée. (...) Je n'avais pas la force, comme un nombre incalculable de copines avant moi, d'aller au commissariat d'entendre un agent de la police me culpabiliser, tenir des propos inappropriés", a déclaré la militante.
"Certains policiers ne sont pas encore totalement formés, mais ça s’est amélioré depuis le lancement de #MeToo. Il faut désormais rendre plus efficace toute la chaîne pénale, de la prise de plainte jusqu’à l’exécution de la peine", estime Me Haddad. Face aux reproches, Christophe Castaner a toutefois tenu à saluer le travail des forces de l'ordre grâce à qui "il y a peut-être une femme, deux femmes, dix femmes qui sont sauvées". Le ministre de l'Intérieur reconnaît toutefois "qu'il arrive qu'il y ait des loupés, c'est insupportable et je les condamne, et il nous faut améliorer cela de façon permanente (...)".
Cette critique répandue ne se traduit en tout cas pas dans les enquêtes auprès de la population. Dans une précédente étude de l'ONDRP publiée en janvier, l'Observatoire établissait que "près des deux tiers (63%) des victimes de violences sexuelles hors ménage ayant déposé plainte pensent avoir eu raison de le faire". Un pourcentage qui passe à 83% pour les violences physiques ou sexuelles intra-ménages.