"Les Gaous", le "super nanar" qui voulait révolutionner la comédie en France

"Les Gaous" - SND
Régulièrement cité dans les classements des pires films jamais produits en France, Les Gaous (2004) est souvent présenté comme le dernier baroud d’honneur de Jean-Marie Poiré avant sa traversée du désert des années 2000. Ici simple producteur, le réalisateur des Visiteurs n'est pourtant pas le responsable de ce film qui fait fi de toute grammaire cinématographique. Cette comédie délirante sur les mésaventures de Périgourdins perdus à Paris a été réalisée par Igor SK, ex-assistant de Poiré.
"Les Gaous est d'abord écrit par une bande de jeunes auteurs de théâtre découverte par Jean-Marie Poiré, puis fabriqué, réalisé et interprété par des débutants qui tous apprenaient leur métier en même temps qu'ils l'exerçaient, comme moi", indique ce dernier, dont le nom d’artiste est un clin d’œil à l’humoriste Louis CK. "C'est l'immense mérite de Poiré que d'avoir accepté le risque de nous lancer en mer sur ce bateau-école, de nous avoir donné cette chance. Poiré est une personne d'une rare générosité."
"Drôle malgré lui"
Sur le tournage, personne n’était dupe du statut des Gaous, dont le titre de travail fut Jeunes, beaux... mais détraqués: "Comme on savait qu'Igor avait été son assistant pendant quinze ans, on se doutait qu’il aurait sa manière de filmer. Je n’ai pas été surpris en découvrant le montage dynamique plein de faux raccords. On savait qu’on faisait un super nanar", confirme l’acteur Stéphane Soo Mongo (Samir). "J’ai été très surpris du résultat", nuance toutefois Stanislas Forlani (Philippe).
"Il y a des moments sur le tournage où je me disais que ça allait être catastrophique, mais ça tient la route, on se marre!" "Je me disais, au pire, si ça fait un bide, ça finira culte", renchérit Matthias Van Khache (Maurice).
Sa prédiction s’est réalisée. On l’arrête encore dans la rue pour parler des Gaous et les amateurs de nanars l'ont érigé en chef d’œuvre du genre: "Les Gaous est ce genre de film au style visuel tellement particulier qu’on ne peut pas oublier l’expérience de son visionnage", explique Alexandre Tardif, vidéaste spécialiste de nanars et grand amateur du film. "C’est une comédie, et pourtant le film est drôle malgré lui. Il n’est pas drôle parce que ses gags sont réussis ; il est drôle parce qu’il fait énormément de choix d’écriture, de réalisation, de musique et de montage que je trouve aberrants. Et ce sont tous ces éléments loupés, qui s’accumulent à un rythme déchaîné, qui ont un effet comique incroyable."
"Je pense que chaque séquence serait digne d’être étudiée en détail", poursuit ce spécialiste des nanars, "parce qu’il y a tellement d’éléments ahurissants à la seconde qu’il est difficile de tout percevoir au premier regard. Parmi les séquences dont je ne me lasse pas, il y a celle du concert dans la grange, où les héros chantent Tchiki boum, pendant que des vaches meuglent et secouent la tête. On peut au moins reconnaître au film qu’il a un effet hypnotique et qu’il s’apprécie toujours après plusieurs visionnages, même si ce n’est pas pour les bonnes raisons."
Rompre avec le conformisme de la comédie française
Ce n’était pas l’objectif d'Igor SK, qui imagine son film d'une manière "libre et libertaire": "Le rire et l'esprit de dérision qui nous habitait est pris pour de l'incompétence", déplore-t-il. Fidèle à l’esprit anarchiste et rock de son mentor Jean-Marie Poiré, il voulait avec Les Gaous rompre avec le conformisme de la comédie française. C’est en toute logique à Londres qu’il trouve les collaborateurs pour se réinventer. Accablé par la tâche de monter seul son film, Igor SK avait délégué aux frères James et Glen French, deux jeunes monteurs de pubs de Soho, le montage d’une des séquences phares du film, celle où les héros prennent de l’ecstasy pendant une fête.
C’est leur folie qui donnera aux Gaous son ton si particulier. "Je leur ai donné la bobine, sans indication. Ils se sont éclatés. Ils m’ont rendu un montage génial. Je n’avais jamais vu un montage pareil dans ma vie! Je me suis dit que c’était une identité fantastique pour le film. C’était l’esprit de Soho au début des années 2000!" En tout, quatorze personnes seront créditées au montage. Sans doute un record du monde: "C’était un peu l’auberge espagnole", concède Igor SK.
Cette débauche d’effets visuels, déjà présente sur le tournage ("Ce qui les intéressait, c’était le rythme de la comédie, pas la vraisemblance", dit Stéphane Soo Mongo), est décuplée au montage.
"Dès les premiers plans, le film te saisit par le col et ne te lâche jamais", décrypte Alexandre Tardif. "Du début jusqu’à la fin, tout s’enchaîne à un rythme effréné, il n’y a pas de respiration entre les répliques, la musique change tout le temps, et il y a un nouvel angle de caméra toutes les deux secondes environ (avec un goût prononcé pour les gros plans déstabilisants, très proches des visages des acteurs). Le film se vit un peu comme une agression de tous les sens, et il ne nous laisse jamais l’occasion de souffler ou de reprendre nos esprits entre deux moments de stupéfaction."
"Jean-Marie Poiré, c’est notre Robert Crumb"
Ce refus de recourir au cinéma classique épouse selon Igor SK le véritable propos des Gaous: la critique de la domination des puissants et la révolte des subalternes, manifeste à travers le destin de nos héros, naïfs Périgourdins confrontés à Paris à la bêtise de cadres CSP+ qui les méprisent en raison de leur origine paysanne. Une dimension rarement soulevée dans les discussions sur Les Gaous: "On n’a pas forcément la même interprétation d’un film quand on en est le producteur", estime Igor SK. "Je comprends le film comme je le comprends, puis d’autres gens le comprennent autrement."
Les preuves sont pourtant là, dissimulées sous les gags potaches. L’histoire d’amour entre l'ouvrier agricole Maurice et l’aristocrate Pénélope (Mareva Galanter), fil rouge des Gaous, est inspirée de Lady Chatterley. Avec une nuance: "L'idylle interclasse libératrice entre l'aristocrate et l'ouvrier agricole déraille quand il s'avère que l'aristocrate a contaminé l'ouvrier." "Il nous parlait de Lady Chatterley, mais aussi d’Affreux, sales et méchants (1976) d’Ettore Scola", confirme Matthias Van Khache. Son personnage de Maurice, enfant illégitime, est inspiré de Histoire de Tom Jones, enfant trouvé de Henry Fielding (1749).
Igor SK compte parmi ses inspirations Padre Padrone des frères Taviani, Palme d’or en 1977. Ce "film d’un réalisme dur" raconte "l'émancipation d'un jeune berger terrorisé par un patriarche autoritaire, raillé par tous à cause de son accent (sarde), qui a les animaux pour seuls compagnons":
"C’est une référence que j'avais partagée avec un responsable des achats de droits TV quand on montait le financement des Gaous. On m'avait coupé d'un dédaigneux 'Vous en êtes loin'. Effectivement... Et pourtant: les films comiques racontent depuis toujours des histoires sérieuses, comme La Vache et le Prisonnier. Il y a confusion entre la chose et le nom qu'elle porte."
La bande de voyous sympathiques rencontrée par Maurice et Hervé au cours de leurs pérégrinations parisiennes est armée de machettes. Une référence aux exactions commises par les Belges au Congo à la fin du XIXe siècle, assure Igor SK: "C'est une petite vengeance. La machette a changé de main. Ils ont cette phrase terrible: 'manche courte ou manche longue'. C'est ce que ces salopards faisaient aux Congolais."
D’autres références sont plus légères. La scène où Maurice et Benoît se mettent à chanter Foule Sentimentale d’Alain Souchon pour obtenir assez d’argent pour prendre un café est ainsi une parodie d’une célèbre séquence des Hommes préfèrent les blondes avec Marilyn Monroe et Jane Russell.
Le duo mal-assorti de deux corniauds expérimentant tous types de drogue est enfin une version française de Faut trouver le joint (Up in Smoke) de Cheech et Chong, classique de la "stoner comedy" américaine, genre qui utilise le cannabis à des fins comiques. "C'était notre humour avec Poiré", s’exclame Igor SK. "On a vécu aux Etats-Unis, en Angleterre. Jean-Marie Poiré, c’est notre Robert Crumb, il est porteur de toute cette culture."
"Citer Bourdieu pendant que tu te fais courser cul nu par un âne"
Le tournage des Gaous, qui a lieu tout au long de l’été 2001 à Périgueux, est "une joyeuse fête ininterrompue". Seule ombre au tableau: Igor SK, dont la personnalité s’accorde mal avec le casting. Seul Matthias Van Khache semble garder un souvenir amusé du réalisateur: "Igor est très drôle, très particulier. C'est quelqu’un qui peut te citer Bourdieu pendant que tu te fais courser cul nu par un âne."
Stéphane Soo Mongo se montre moins positif: "Il voulait absolument que j’ai une espèce d’accent de banlieue que je n’avais pas", déplore le comédien. "Parfois, j’étais un peu réfractaire, j’oubliais l’accent. Quand je ne l’ai pas, je trouve que je suis mieux. Mais il insistait beaucoup, et ça me saoulait." Arrivé à la dernière minute, Stanislas Forlani souffre particulièrement de la dureté du réalisateur:
"Igor m’a un peu malmené. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait. J’avais été pris parce que je n’en faisais pas des caisses, et sur le tournage il me demandait justement d’en faire des caisses. Je pensais qu’on partait sur un film d’auteur et là j’étais au milieu de 200 figurants, il fallait que j’attrape les poignées de la caméra et que je lui parle parce que c’était une scène de bad trip en vue subjective. Je n’y arrivais pas. Je ne concevais pas le résultat."

Le contrecoup est terrible pour le jeune acteur: "Sur le trajet du retour, la régisseuse nous a fait écouter du Isabelle Boulay. J'ai fondu en larmes. C’est dire à quel point j’étais épuisé." Ce n’est pas un incident isolé, insiste Stanislas Forlani. En fin de journée, Igor SK se montrait très souvent cassant envers le casting: "il nous disait qu’on avait fait beaucoup de merde, et que heureusement on avait fait quelques pépites."
"A la fin, on était vraiment en mode guérilla"
Sans se dédouaner, Igor SK confie que pour lui aussi le tournage a été "un casse-tête": "Diriger des jeunes acteurs est plus difficile que de diriger des grands professionnels, spécialement pour un premier film. Ils sont dissipés, il faut lutter. Les acteurs confirmés comme Holgado ou Bohringer me demandaient ce que je voulais, c'était plus simple." Il poursuit:
"Il y avait tout le temps des problèmes d’argent. On avait soixante jours de tournage et beaucoup de plans à tourner dans beaucoup de lieux différents. On était tout le temps en déplacement. C'était l’enfer, car souvent on ne savait pas où on tournerait le lendemain. A la fin, on était vraiment en mode guérilla."
L’intervention sur quelques scènes de Jean-Marie Poiré - qui n’a pas tourné le film comme le veut la légende - permet d’apaiser les tensions entre Igor SK et son casting. Le réalisateur des Anges Gardiens signe notamment la séquence où Maurice se passe de la pommade pour apaiser la rougeur apparue sur son sexe.
"Igor était un peu dépassé, Bohringer était un peu sur les nerfs et Poiré a pris les choses en main, parce que ça allait trop doucement", raconte Stéphane Soo Mongo. "Les choses étaient plus claires, et beaucoup plus rapides avec Poiré", loue Stanislas Forlani. "Je comprenais ce qu’on faisait et le résultat qu’on aurait. J’avais quelqu’un qui me parlait normalement et qui avait l’air de connaître son rayon." Ce fut l’unique intervention de Poiré sur le tournage. "Il est revenu à la fin pour donner son avis sur le montage", précise Igor SK. "Quand il réunit des jeunes pour faire un film de jeunes, ce n’est pas pour les brider!"

La saveur des Gaous repose ainsi dans les multiples registres de jeu de son jeune casting. Matthias Van Khache (Maurice) tente de reproduire le flegme de Jean Carmet. L’ex-Deschiens Hervé Lassince (Benoît) offre une gestuelle burlesque qui contribue grandement à la loufoquerie de l’ensemble.
Stanislas Forlani (Philippe) n’avait pas saisi au départ la dimension comique du film et avait passé le casting "comme [s’il jouait] dans un épisode du Commissaire Moulin". Son jeu s’en ressent parfois dans le film. Stéphane Soo Mongo (Samir) développe quant à lui un style de jeu plus décontracté. "Chaque personnage a été servi", salue Matthias Van Khache. "C’est ce qui fait le côté bordélique du film, mais aussi sa tendresse."
Sortie sabordée
Le tournage achevé à la rentrée 2002, Les Gaous doit être livré le plus tôt possible, pour sortir début 2003. Igor SK réalise lui-même les 150 effets spéciaux du film ("C’est Jacques Bled, le patron de Mac Guff, qui m’a tout appris!"), mais doit couper une demi-heure du film, principalement des respirations ralentissant l’intrigue ("Il y avait énormément de plans d’amour géographique de la Dordogne").
Alors que la date de sortie approche, Les Gaous est sabordé par son distributeur, qui repousse la sortie de seize mois, de février 2003 - date clef pour les comédies potaches - à juillet 2004 - période phare des blockbusters américains. L’affiche, qui montre le casting dénudé, est conçue pour attirer un public d’ados de 16 ans fan d’American Pie. "C’était le côté provoc' du film", s’amuse Stanislas Forlani. "Les affiches reflètent la perception du film par ces professionnels de la distribution et de la com, rien de plus. Une étiquette de plus apposée sur un film", déplore Igor SK.

La stratégie déployée sera un échec. En France, seulement 30.000 spectateurs se déplacent. Vendu à l’international comme une "stoner comedy" sous le titre Young, Beautiful and Screwed Up, Les Gaous rencontre son public en Hongrie et en Russie. Il fait aussi un tabac au HBO U.S. Comedy Arts Festival d'Aspen, où il est en compétition avec Kung Fu Hustle de Stephen Chow.
En France, Les Gaous fonctionne en vidéo. "Ce DVD, tu le dois à un homme, Thierry Desmichelle, le directeur de SND", confie Igor SK. "Il a fait un boulot génial. Il a compris le film. Les Gaous est connu grâce à lui." Et en quinze ans, le film a été diffusé une centaine de fois à la télévision, consolidant son statut de film culte.
La sortie difficile des Gaous n’encourage pas Igor SK à poursuivre dans cette voie. Un deuxième film entre en préparation, mais capote. Il travaille sur les effets spéciaux de Deux frères de Jean-Jacques Annaud, puis sur la restauration de Suspiria de Dario Argento (présentée en 2007 à Cannes) et de Xtro, classique de la SF britannique.
Et il tourne définitivement le dos au 7e Art. "Au départ, je suis sociologue. Après le cinéma, j’ai continué mon métier académique." Igor SK ne regrette pas d’avoir tourné Les Gaous: "Il faut aimer les films que l’on fait, il faut être fier." Il déplore seulement les mauvaises critiques: "Si on fait les choses autrement, on est fou, idiot, niais et notre art n'a pas de valeur." C’est souvent la seule manière de faire de l’Art.