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Bandes dessinées

Du "Bleu est une couleur chaude" à "Voleuse", comment les lesbiennes se sont imposées en BD

Une case de la BD "Adieu Triste Amour" de Mirion Malle

Une case de la BD "Adieu Triste Amour" de Mirion Malle - La Ville Brûle

Une décennie après "Le Bleu est une couleur chaude", les personnages lesbiens sont de plus en plus présents. Les récits de "coming out" ont laissé place à des histoires où le lesbianisme y est normalisé.

Milieu traditionnellement conservateur, la BD franco-belge fait preuve depuis quelques années d'une remarquable ouverture d'esprit, offrant davantage de place aux autrices lesbiennes et aux personnages lesbiens. La situation a bien évolué depuis une dizaine d'années, quand le Le Monde se lamentait sur le "timide coming out pour la BD lesbienne".

A l'époque, Le Bleu est une couleur chaude de Jul Maroh était l'une des rares BD mettant en scène des lesbiennes à avoir rencontré un succès public, bien avant son adaptation au cinéma. "Le Bleu était un peu un ovni. Ça ne correspondait à rien", se souvient le dessinateur. "Il y avait seulement de la BD plutôt humoristique, comme ce que faisait Lisa Mandel."

Les lesbiennes du 9e Art ont désormais pris leur revanche, avec des récits qui évoquent moins des coming out que des tranches de vie où les relations amoureuses entre deux femmes sont banalisées. En d'autres termes, les récits de lutte ont laissé place à des histoires tendres et douces.

C’est le cas de Voleuse de Lucie Bryon, sur deux ados kleptomanes, de Ne m’oublie pas d'Alix Garin, sur une jeune femme et sa grand-mère échappée d’un Ephad, ou encore d'Immonde! d'Elizabeth Holleville, récit lovecraftien peuplé d'héroïnes lesbiennes et trans. Sans oublier Adieu triste amour de Mirion Malle, éloge de la sororité au Canada.

"Il y a une prise de conscience"

Autre nouveauté: les auteurs hétérosexuels s'emparent aussi de ces thématiques. "J'aurais un problème à faire [du lesbianisme] le thème central d’une de mes BD. J’aurais des soucis de légitimité", explique Elizabeth Holleville. "Mais il faut penser à représenter tout le monde. J'ai trop souffert, en tant que femme, des films misogynes. Même si ce n'est pas notre quotidien, il faut essayer de comprendre ces problématiques."

"Il y a une prise de conscience des diversités humaines, qu’elles ne faisaient pas partie du paysage narratif et qu’il fallait leur rendre justice", se réjouit encore Jul Maroh.
Couvertures de plusieurs albums de BD avec des personnages lesbiens
Couvertures de plusieurs albums de BD avec des personnages lesbiens © Le Lombard - Sarbacane - Mécanique Générale - Les Aventuriers de l'Etrange - La Ville Brûle - Glénat - Payot - Casterman

Le dessinateur a constaté une prise de conscience similaire chez les étudiants qu'il rencontre lors de ses interventions scolaires. "Ce ne sont plus du tout les étudiants d’il y a dix ou quinze ans. Ils ont déjà tout compris. Il n’y a pas besoin de leur expliquer quoi que ce soit. Ça donne beaucoup d’espoir. Ils peuvent faire la révolution en dix minutes!"

"C’est vrai que notre génération a plutôt hyper bien intégré et assimilé que ça fait partie de notre société", abonde Alix Garin, 25 ans. "Je suis entourée au quotidien de toutes sortes de gens, qui ont toutes sortes d'identités de genre et sexuelle. On représente le monde tel qu’il est autour de nous. C'est un processus très naturel."

Idem pour Lucie Bryon, qui avec Voleuse veut combler une absence dans les bibliothèques de France: "J'avais le désir de raconter une histoire où on n'a pas besoin de justifier ça. J'avais envie de faire un album comme j’aurais aimé en lire adolescente. Plus il y a d’albums où ça ne pose pas de question, moins ça en pose dans la vraie vie."

Un "imaginaire joyeux"

C'était l'objectif aussi d'Alix Garin: "Je n'avais pas l’intention de représenter une lesbienne pour le principe. C’est un parti-pris au même titre qu’elle a les cheveux bruns ou qu’elle mesure 1m70. Ça permet de la façonner, mais elle n'est pas renvoyée à cette identité-là. Ce n'est pas le sujet du livre. C'est important pour porter plus loin la cause LGBTQIA+."

Un extrait de la BD "Voleuse" de Lucie Bryon
Un extrait de la BD "Voleuse" de Lucie Bryon © Sarbacane

La nouvelle génération est parfaitement consciente de la puissance de la fiction et fait justement très attention aux univers qu'elle convoque dans ses récits. Pour cette raison, Adieu triste amour offre plus d'espace aux joies qu'aux peines. Son autrice, Mirion Malle, défend un "imaginaire joyeux" et des "histoires douces":

"Les films LGBT qui parlent uniquement de violences sexuelles ont été critiqués. J'ai vu l'année passée The Miseducation of Cameron Post, sur les thérapies de conversion. C'est un film magnifique, parce qu'il se concentre sur les moments de joie. On nous prive trop souvent de ça. On nous raconte juste des histoires de violence et de punition."

Au cours des derniers mois, les libraires ont ainsi accueilli avec enthousiasme des ouvrages aussi variés que Coming In, où Elodie Font confie comment elle a accepté son homosexualité à la trentaine, et Rôle de composition de Jimmy Beaulieu, sur une femme noire lesbienne qui se lance dans le stand-up.

"Redécouvrir notre histoire"

Les récits mettant en lumière des figures lesbiennes méconnues se sont aussi multipliés, de Jo La Pirate de Virginie Augustin (sur l'aventurière Marion Barbara Carstairs) à A Pink Story de Kate Charlesworth (sur 50 ans de luttes LGBT en Angleterre) en passant par Elisa & Marcela de Xulia Vicente (sur le premier mariage lesbien) et Gertrude Stein et la Génération Perdue de Valentina Grande et Eva Rossetti.

"On est en train de redécouvrir notre histoire", se félicite Lauriane, qui anime l'influent compte Lesbien Raisonnable sur les réseaux sociaux et prépare un média pop culture du lesbianisme. "On est en train de redécouvrir nos histoires importantes. On n'apprend pas à l'école ces histoires-là."

L'actualité des prochains mois sera tout aussi riche. D’abord en mai avec Sous les paupières, un livre jeunesse des chanteuses Pomme et Pi Ja Ma où la Fée-ministe et de la Fée-moustache vivent en couple. Puis en juin avec Héliotrope de Benjamin Chaud et Joann Sfar, sur une jeune sorcière lesbienne, et en septembre avec The Secret to Superhuman Strength d'Alison Bechdel, l'autrice lesbienne la plus connue dans le monde.

Couvertures de plusieurs albums de BD avec des personnages lesbiens
Couvertures de plusieurs albums de BD avec des personnages lesbiens © Editions Même Pas Mal - Toussaint Louverture - La Ville Brûle - Urban Comics - Denoel Graphic - Glénat - Bliss - Rue de Sèvres

Après le succès de Voleuse, Lucie Bryon va continuer dans la même lignée: "Je vais probablement continuer les histoires de filles qui se découvrent et qui prennent leur indépendance par rapport à leur vie, à la société, à l’amour." Mirion Malle prépare de son côté un récit jeunesse autour d'une mini-vampire et Jul Maroh sera de retour en 2023 avec une BD sur "la réalité fascisante actuelle" écrite par Sabrina Calvo.

Ce foisonnement s'explique par la place prise par les lesbiennes dans la culture populaire, analyse Lauriane: "Ça suit ce qui se passe avec les séries. Il y a de plus en plus de personnages de lesbiennes sans que ce soit forcément le centre de l'histoire, comme dans Harlem, disponible sur Prime Video. Quand je prépare ma newsletter, je vois qu'il y a de plus en plus de BD."

La fin de l'autocensure

Ce foisonnement est aussi lié à l'essor au cours des vingt dernières années du roman graphique, qui a progressivement remplacé la BD franco-belge en 48 pages, expose Anne-Charlotte Velge, éditrice chez Steinkis: "La BD s'est plus recentrée sur les personnages que sur l'aventure. On a vu se développer une BD plus intimiste, avec des enjeux centrés sur les personnages, leur ressenti, leur compréhension du monde. Ça a laissé un espace pour travailler la question de la sexualité, du rapport à l’autre. Ça a amené aussi à une autre mise en scène, et une autre représentation."

Ces récits novateurs proposent en effet une représentation inédite du corps des femmes en BD. "Aujourd’hui, beaucoup de BD sont créées par des femmes", rappelle Alix Garin. "On n'objective plus le corps comme l'ancienne génération. On dessine des femmes qui nous ressemblent. C’est une très bonne chose pour la bande dessinée. Ça ne fait que l’enrichir."

Et il faut dire aussi que les autrices lesbiennes ont cessé de s’autocensurer seulement récemment. Après la sortie des Rêveries d'Hélène Georges en 2006, il a fallu attendre une décennie pour voir apparaître des ouvrages comme Les Chroniques Mauves de Catherine Feunteun (2012), La P'tite Blan de Blandine Lacour (2013), La Lesbienne invisible d'Océan et Sandrine Revel (2013) et Super Rainbow de Lisa Mandel (2015).

Une case de la BD "Adieu Triste Amour"
Une case de la BD "Adieu Triste Amour" © La Ville Brûle

L'impact du Bleu est une couleur chaude a été considérable sur cette génération d'autrices. "C’est grâce au succès d’une BD comme celle-là que plein d'autres BD où ce n’était plus le sujet central de la BD ont pu se faire", insiste Lucie Bryon. "Ça a montré qu’il y avait un réel intérêt pour ce type d’histoires, au-delà d’une espèce de curiosité."

Mais le chemin pour en arriver là a été long, déplore Lauriane. "La France est sclérosée par un patriarcat particulier, qui est tenu par les maisons d'édition." Le comics underground américain a été plus progressiste, s'affirmant dès les années 1970 et 1980 comme un vivier de talents avec Diana DiMassa (Hothead Paisan, sur une héroïne torturant les violeurs) puis Alison Bechdel (Les Gouines à suivre).

"C’était des publications orientées pour un public spécifiquement gay", commente Jul Maroh. "C’était énormément de dérision contre la société. C'était un humour très spécifique, qui, je pense, n’était pas du tout compréhensible hors des cercles queer."
"The Complete Hothead Paisan" de Diane DiMassa
"The Complete Hothead Paisan" de Diane DiMassa © Cleis Press

Aujourd'hui, les visages les plus connus de la BD queer anglo-saxonne sont Tillie Walden (Spinning, Dans un rayon de soleil), K. O'Neill (Le Cercle du Dragon-Thé, La Baie de l’Aquicorne) et surtout Emil Ferris. Son Moi, ce que j'aime, c'est les monstres (2017), qui a raflé toutes les récompenses du 9e art, met en scène une fillette qui enquête sur le meurtre de sa voisine juive et découvre qu'elle aime les femmes.

Jouer avec les codes des super-héros

De Jul Maroh à Lucie Bryon, les artistes francophones puisent surtout leur inspiration dans cette littérature, et principalement dans les rayons jeunesse ou "Young Adult", qui fourmillent de récits SF ou fantasy queer très stimulants.

"Les auteurs sont aussi lecteurs", sourit Jul Maroh. "Quand on ne trouve pas dans des personnages et des sujets auquels s'identifier, on va les chercher ailleurs. Il y a des classiques aux Etats-Unis qui ont percé et qui ont été des inspirations pour les auteurs de ma génération et de la nouvelle génération."

Cet été-là de Mariko Tamaki (scénario) et ​​Jillian Tamaki (dessin) est l'un de ces classiques. "Cet été-là raconte l'histoire de deux fillettes à la campagne" indique la scénariste. "C'est une création originale. J'ai été très surprise par la réception de ce livre. C'est toujours très difficile de savoir de quelle manière une œuvre va rencontrer le public."

Le comics "I am Not Starfire"
Le comics "I am Not Starfire" © Urban Comics

Sa dernière publication, I am Not Starfire, est un spin-off lesbien des Teen Titans, une célèbre équipe de super-héros de DC Comics. Elle a aussi écrit une histoire où Harley Quinn et Poison Ivy sont en couple: "J'ai toujours voulu écrire une histoire de super-héros où l'aspect super-héroïque est secondaire." Avec ce titre, elle a voulu s'amuser avec "les mots codés et obscurs très souvent utilisés dans la communauté queer pour parler des relations amoureuses."

Mariko Tamaki occupe depuis novembre dernier la fonction de directrice de collection et édite chez Abrams des romans graphiques LGBTQIA+. "Ca fonctionne du tonnerre! J'en suis très fière." Elle vient de publier Flung Out of Space, sur l'autrice queer Patricia Highsmith, et M Is For Monster, une relecture queer de Frankenstein.

Les lignes bougent chez les éditeurs

En France, les lignes commencent aussi à bouger chez les éditeurs. Même les vénérables éditions du Lombard ont accueilli à bras ouverts Ne m'oublie pas d'Alix Garin. "Mon éditeur a 35 ans", précise-t-elle. "Il fait partie de cette génération qui a un regard neuf et frais. Mon héroïne était comme ça, il l'a pris telle quelle. Il n'a posé aucune question. C’était très agréable de ne pas avoir à se justifier ou à se défendre."

Anne-Charlotte Velge, qui s'apprête à publier en 2023 trois créations originales LGBTQIA+ chez Steinkis, confirme ce changement: "Il y a désormais une vraie discussion au moment du scénario et du design des personnages sur les questions de représentation. De plus en plus d’auteurs et d’autrices sont à l’écoute de ces questions."

Mais certains de ces récits "queer friendly" restent opportunistes, dénonce Mirion Malle. "On dirait qu'on se rend compte ces derniers temps que le public lesbien existe, qu'il est bankable et donc on va donner plus de chances à des histoires comme ça. J'ai beaucoup d'anecdotes de personnes à qui on disait il y a quelques années d'enlever la romance lesbienne de leur livre, parce qu'il était destiné aux enfants."

Beaucoup de projets de BD lesbiennes voient le jour hors de l’édition classique. C’est sur Ulule que Le Club Goudourothée, autoproclamé "magazine 100% Lesbeauf" et hommage parodique et érotique au Club Dorothée, se finance. Et c'est dans le catalogue du collectif indépendant Les Siffleurs que l’on retrouve Serpents Diamants d'Amélie Strobino, une surprenante nouvelle sur des sorcières amoureuses. Aux personnes LGBTQIA+ d'accéder désormais aux postes décisionnaires, martèle Jul Maroh:

"Qu'en est-il du plafond de verre pour les artistes queer? Pour que les choses bougent, il faut que les personnes queer prennent des décisions."

Point positif en attendant cette révolution: le public a été séduit par des ouvrages comme Voleuse et Ne m'oublie pas. "J'ai eu beaucoup de jeunes, de lesbiennes qui ont adoré l’histoire et qui se sont reconnues dans mon héroïne", se réjouit Alix Garin. "Des couples de filles m'ont dit qu’elles étaient vraiment heureuses, que c'était un album important pour elle", glisse Lucie Bryon. "C'est tout ce que je voulais. L'album est pour elles."

Suivie par 35.000 personnes sur Twitter et 40.000 sur Instagram, la dessinatrice a pu toucher un public très varié: "Une petite fille de 11 ans qui a entendu parler de la BD dans son magazine Okapi est venue me trouver en dédicace. Elle trouvait ça super que ce soit une histoire LGBT! Elle a 11 ans! Ils sont super les gamins maintenant!"

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV