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Ukraine: "Il suffisait d'allumer la mèche pour que ça explose"

Confrontation entre les militants pro-européens et la police dans la zone de conflit de la rue Hrushevskoho. Kiev, Ukraine, 22 janvier 2014.

Confrontation entre les militants pro-européens et la police dans la zone de conflit de la rue Hrushevskoho. Kiev, Ukraine, 22 janvier 2014. - Guillaume Herbaut - Institute

INTERVIEW - Depuis plus de 10 ans, Guillaume Herbaut photographie l'Ukraine. Il n'a rien manqué de la crise actuelle, depuis le soulèvement de Maïdan jusqu'à l'invasion de la Crimée, en passsant par la chute de Viktor Ianoukovitch. Son reportage a d'ailleurs remporté le Visa d'or dans la catégorie "magazine", lors du festival de photojournalisme Visa pour l'image. Il livre son point de vue.

Quel est votre rapport avec l'Ukraine?

J'y suis allé pour la première fois en 2001, pour travailler sur Tchernobyl. Tchernobyl m'a lié à ce pays, par l'histoire, par les gens que j'ai rencontrés. J'y suis revenu régulièrement pour suivre la politique, la société, pour aller dans diverses régions... L'Ukraine représente les trois quarts de mon travail. C'est un pays extrêmement attachant.

D'ailleurs c'est parce que j'ai de l'affection pour ce pays que je couvre ce qui s'y passe, sinon je n'y serais pas allé. C'est personnel. J'aurais l'impression de perdre la possibilité de revenir travailler en Ukraine de manière légitime si je n'avais pas couvert cette crise. Quand ce pays va mal, j'ai besoin d'être là pour le photographier.

Je pense que j'en sortirai changé parce que c'est une confrontation quotidienne avec une violence extrêmement forte. Même les jours où tout était calme, c'était électrique, ça vous met dans un état compliqué. 

Que retenez-vous de ce dont vous avez été témoin?

Pour moi, ce qui est fort dans ce que j'ai pu voir, c'est comment un pays va tomber dans la guerre. C'est un moment assez fou à vivre et à photographier. C'est la force et le drame de ce dont j'ai été témoin. Ce qui me frappe aussi, c'est que l'Ukraine est plus que jamais un lieu de zones. Il y a la zone interdite de Tchernobyl, il y a aussi maintenant les zones des séparatistes, les zones des pro-ukrainiens... On pourrait très bien voir l'Ukraine aujourd'hui comme un éclatement avec des taches de léopard. C'est ce qui est passionnant à observer. L'origine est historique: c'est un lieu de passage, de frontière, un pays qui a été très peu de temps indépendant et qui a connu tous les drames historiques. C'est inscrit dans la terre.

Deux cosaques sur une barricade défendue par des militants pro-européens à côté de la place de l’Indépendance. Kiev, Ukraine, 9 décembre 2013.
Deux cosaques sur une barricade défendue par des militants pro-européens à côté de la place de l’Indépendance. Kiev, Ukraine, 9 décembre 2013. © Guillaume Herbaut - Institute

C'est un pays plein de divisions. La division Est-Ouest, en particulier.

Ça n'a rien à voir en termes d'économie. L'Ouest a toujours été tourné vers l'Europe et l'Est vers la Russie. A l'Est, on a une population qui travaille dans l'industrie lourde, il y a une classe ouvrière très forte. Là-bas, les gens ont peur de ce changement de société profond qui se produit, avec l'industrie qui est en train de disparaître. A l'Ouest, il n'y a pas d'industrie lourde, c'est déjà une société de services. Et puis durant les occupations à travers les siècles, l'Ouest était occupé par l'empire austro-hongrois, la Pologne, et l'Est par les Russes, donc on est déjà dans des schémas de pensée différents, on le voit d'une manière très très marquée sur le terrain.

On a eu cette distinction même du temps de la révolution orange. A Maïdan, c'était plus compliqué parce qu'il y avait des gens de l'Est comme de l'Ouest qui se battaient pour la même cause, l'enjeu était différent. Mais même à Donetsk la population est partagée: il y a beaucoup de pro-ukrainiens là-bas. Ces divisions ont été exacerbées pour diviser la population sur ces fractures, il suffisait d'allumer la mèche pour que ça explose.

La situation en Ukraine est délicate à définir. Est-ce une guerre civile, une invasion?

Pour moi ce n'est pas une guerre civile, ce n'est pas une population civile qui va se battre contre une autre population civile. Ce sont des groupes armés qui se battent les uns contre les autres, et qui viennent parfois de pays étrangers. La population civile est victime de la politique, aussi bien russe qu'ukrainienne. Quand on écoute les revendications sociales et politiques des deux côtés, on entend les mêmes. Après, ils cherchent des voies différentes pour y répondre. Et il y a une énorme manipulation d'un côté comme de l'autre.

Guillaume Herbaut a reçu le Visa d'or catégorie "magazine" pour son travail sure l'Ukraine.
Guillaume Herbaut a reçu le Visa d'or catégorie "magazine" pour son travail sure l'Ukraine. © Olivier Laffargue - BFMTV

Avez-vous compris ce qui se passait lorsque ces soldats non identifiés ont pris la Crimée?

Oui, on les appelait "les petits hommes verts" par plaisanterie mais on savait que c'était des Russes et puis on a vu tout de suite les blindés arriver. On savait que c'était des professionnels et non des citoyens. C'était inquiétant. Mais les gens en Crimée, eux, se sentaient rassurés. Ils étaient nombreux à être très satisfaits de la prise de pouvoir par les Russes. Il faut bien se dire que dans leur tête, ceux qui avaient pris le pouvoir à Kiev étaient des fascistes et des nazis. On était face à une propagande et une caricature telles qu'ils s'attendaient à voir des hordes de gens de Pravi Sektor (parti d'extrême droite, ndlr) débarquer en Crimée et commettre des massacres. 

Une anecdote m'a marqué. A ce moment-là, en Crimée, j'ai mon interprète au téléphone, elle doit me rejoindre. Elle me demande comment ça va, je lui dis que c'est la merde, qu'il y a des hommes armés partout et que ce sont visiblement les Russes. Elle me répond que tout va bien alors, qu'elle est rassurée, en décalage total avec ce que je ressentais.

Dans quelles conditions travaillaient les journalistes sur le terrain?

A Maïdan, on avait une liberté de travail particulièrement grande, on était protégé par la foule. S'il fallait passer de l'autre côté, on pouvait aussi, même si les choses ont un peu changé ensuite. Et dans le Donbass, on peut aussi travailler sans problème avec les séparatistes à condition d'être accrédité. Evidemment, quand on n'est pas accrédité les choses sont différentes.

Parmi les photographes qui couvrent le conflit, il y en a beaucoup qui connaissent très bien le pays, beaucoup sont ukrainiens. Ils sont très bons, et ce travail, c'est un véritable engagement de leur part. C'est ce que dit Maxim Dondyuk (un autre photographe primé à Visa pour l'image, ndlr), quand il photographie là-bas, il n'est plus journaliste, il est militant.