"La polarisation est là pour durer": comment le Brexit a chamboulé l'échiquier politique britannique

- - Glyn Kirk - AFP
Quelle que soit la composition de la Chambre élue jeudi soir à Westminster, Boris Johnson continuera de gésir sur des sables mouvants. Non pas ceux du Brexit, bien qu’ils semblent en mesure d'engloutir tout pouvoir exécutif britannique, mais ceux de l’échiquier politique du Royaume-Uni. Un terrain dont le bouleversement a été profondément accentué par le référendum du 23 juin 2016.
Le référendum à l’échelle nationale n’est pas ancré dans la tradition britannique, comme cela a longtemps été le cas en France. Il n’y en a eu que trois de ce type dans l’histoire du Royaume-Uni: en 1975 sur l’adhésion à la Communauté économique européenne, en 2011 sur la réforme du mode de scrutin et, enfin, celui sur le Brexit. Ce dernier a par ailleurs altéré les rapports entretenus par les deux grands partis traditionnels du paysage, les Tories (parti conservateur) et le Labour (parti travailliste), avec leurs électeurs.
"Le Brexit a exacerbé des changements qui bouillonnaient déjà de façon latente dans la société britannique", constate auprès de BFMTV.com Tim Bale, professeur en sciences politiques à la Queen Mary University de Londres.
"À partir du début des années 2000, on a assisté - comme ailleurs - à l’élargissement du fossé entre l’électorat diplômé, urbain, ouvert sur le monde, et les Britanniques moins diplômés et anxieux sur le plan culturel. Pour résumer à grands traits. Mais ce fossé était tempéré par les loyautés tribales vis-à-vis des conservateurs ou des travaillistes. Maintenant, en tout cas pour les quelques années à venir, cela semble terminé."
Un mode de scrutin qui accentue le bipartisme
Au cours des dernières décennies, Tories et Labour se sont succédé au pouvoir en tenant compte de quelques partis mineurs, notamment les libéraux-démocrates (LibDem). Le scrutin uninominal majoritaire à un tour, format des élections générales britanniques, rend toutefois très difficile à ces partis l’acquisition de sièges à la Chambre des communes (la chambre basse du Parlement britannique, celle qui vote les lois). Cela explique le décalage, par exemple, entre le score des souverainistes du UKIP aux élections générales de 2015 (12,6%) et le fait qu’ils n’y aient obtenu qu’un seul siège.
"Au Royaume-Uni, les trois quarts des sièges de la Chambre sont des 'safe seats' (des sièges sûrs, des bastions, NDLR). L’effort de campagne se fait donc essentiellement sur les 'marginal seats'. Les LibDem combattent ce système depuis les années 90. Ils ont obtenu dans le passé de beaux résultats au global, mais pour peu de sièges à l’arrivée", explique Emmanuelle Avril, professeure de civilisation britannique à l’Université Paris III et co-auteure de Où va le Royaume-Uni (2019, Éd. Odile Jacob).
Ce système aboutit à cette autre incongruité qui permet au parti indépendantiste écossais (le SNP), dont le vote est concentré en Écosse, d’y faire le plein de voix et de remporter plusieurs dizaines de sièges. Le SNP est donc aujourd’hui la troisième force parlementaire du Royaume-Uni. "Cela dit, la fragmentation de l’électorat britannique, on en parle depuis 20 ans", tempère Emmanuelle Avril. Aujourd'hui, elle a pour corollaire la multiplication des "Parlements minoritaires", ces chambres où le Premier ministre ne dispose pas d'une majorité stable.
Le Brexit Party absorbé par les conservateurs
La fracture qu’a connu le pays en 2016 - rappelons que le Brexit ne l’a emporté qu’à 51,89% des suffrages exprimés - a néanmoins obligé les mastodontes conservateur et travailliste à en tenir compte. Les Tories notamment, dont une partie des leaders (et des électeurs) est ontologiquement rétive à la fermeture des frontières et au protectionnisme, se sont déportés sur leur droite pour contenir l’ascension du UKIP, dont le Brexit Party a pris le relais début 2019. Et cela a fonctionné, le mouvement de Nigel Farage étant passé en deçà de la barre des 4% d’intentions de vote. Durant l’été, il tutoyait les sommets, dépassant à la fois les Tories et le Labour.
"Boris Johnson a réalisé combien le Brexit Party représentait une menace existentielle pour les conservateurs. Il a donc repris quasiment tous ses principaux thèmes. D’une certaine façon, le Brexit Party a obtenu tout ce qu’il voulait. Ce n’est probablement pas un mouvement efficace sur le plan électoral, mais il l’est en tant que groupe de pression", résume Tim Bale.
Le résultat, selon Emmanuelle Avril, est que jamais depuis l’après-guerre "un Premier ministre conservateur en exercice n’a été aussi droitier". Sur l’immigration et la sécurité, s'entend. "Les Tories ont pu être très à droite dans le passé, mais uniquement lorsqu’ils étaient dans l’opposition, notamment durant la période où Tony Blair occupait le 10 Downing Street", poursuit-elle.
Ancien maire de Londres, métropole mondialisée et multi-ethnique s’il en est, l’actuel Premier ministre britannique n’a pas toujours tenu un langage aussi cru sur les questions régaliennes ou identitaires, au contraire. Rien de surprenant d’après Tim Bale:
"Historiquement, les Tories placent l’accession au pouvoir au-dessus de toute autre considération. Leur priorité reste avant tout d’emporter les élections, donc ils sont plus flexibles sur le plan des idées. Johnson n’a rien d’un idéologue, contrairement à Jeremy Corbyn."
Corbyn, trop à gauche pour gouverner?
Leader du parti travailliste depuis quatre ans, Jeremy Corbyn n’aura pas réussi à renvoyer dans l’opposition un parti conservateur pourtant usé par le Brexit et ses rebondissements à tiroirs. Situé encore plus à gauche que son prédécesseur Ed Miliband, le député d’Islington a beaucoup pâti de son approche confuse de la sortie de l’Union européenne. Pour ou contre le principe de libre-circulation des personnes, intimement lié à la question de l’immigration? Pour ou contre la libre-circulation des marchandises, pilier du marché unique, symbole de la mondialisation libérale?
"Aujourd’hui, Corbyn est une sorte de Janus. Il est tiraillé entre son identité socialiste, qui exige de l’État qu’il joue un rôle régulateur dans l’économie, et son internationalisme, qui déteste l’idée de fermeture des frontières. Le problème, c’est que son aversion pour l’économie libérale a supplanté celle qu’il a pour les frontières. Il faut par ailleurs garder à l'esprit qu'une majorité de son électorat (65%) avait voté pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE", rappelle Tim Bale.
Autrement dit, le chef des travaillistes a pu être en décalage avec une importante frange de ses électeurs, dont certains préfèrent désormais voter pour les Verts ou pour les LibDem, beaucoup plus au clair sur leur europhilie. S’ajoutent à cela les querelles internes du parti sur l’antisémitisme prévalant au sein de son aile gauche, ainsi que le déficit de charisme reproché à Jeremy Corbyn lui-même.
Le programme de campagne qu’il a dévoilé fin novembre est conforme à son orientation. Dedans, le leader du Labour annonce près de 100 milliards d’euros de taxes supplémentaires sur les plus aisés et les multinationales pour financer un plan de nationalisation des chemins de fer, des fournisseurs d’énergie et des services postaux. Il mise également beaucoup sur l’écologie, principalement pour contenir la poussée des Verts.
Tim Bale estime que le Labour "est dans la situation dans laquelle il se trouvait au début des années 80: très à gauche et incapable de contrecarrer les conservateurs au pouvoir sous Margaret Thatcher puis John Major". "La force du Labour est directement corrélée à la capacité de son dirigeant à parler à son aile modérée", ajoute-t-il.
Question sociale, question centrale
Pour Emmanuelle Avril, la posture actuelle des travaillistes a incité les conservateurs à amender leur discours économique:
"Il y a une évolution rhétorique. Aujourd’hui on voit que la campagne, qui avait démarré autour de la question du Brexit, se concentre essentiellement sur le NHS (National Health Service, le système de santé britannique, NDLR) et sa préservation. Les deux partis rivalisent pour dire qu’ils vont le sauver. Les Tories reprennent également le concept de 'One Nation', qui date du XIXe siècle mais que le travailliste Ed Miliband s’était approprié en 2012. Il faut qu’on soit uni, lutter contre toutes les exclusions, etc…"
Face au morcellement de l’électorat qu’a engendré le Brexit et à la montée de la précarité, due à la crise financière de 2008, dirigeants conservateurs et travaillistes misent donc beaucoup sur la question sociale. Theresa May comme Boris Johnson ont délaissé les oripeaux néolibéraux du thatchérisme. Du moins dans l’affichage. "Cela a permis aux Tories de conquérir des électeurs venus du Labour", abonde Tim Bale. Et d'ajouter:
"Mais la polarisation, entre des travaillistes très à gauche et des conservateurs qui adoptent, sur certaines questions, une ligne radical-populiste, est sans doute là pour durer."