Pourquoi les Russes préfèrent désormais l'euro au dollar
"Dédollarisation", comme désintoxication. En Russie, le terme ne relève plus du vœu pieux. En une année, la part des exportations de la Russie libellées en dollar a chuté de 13 points. Elle était de 61% fin 2019, elle n’est plus que de 48% fin 2020, selon les dernières données de la Banque centrale. On est là bien au-delà d’un symbolisme politique.
En huit ans, la place de la devise américaine dans les recettes extérieures russes s’est contractée de 40%. Les grands exportateurs contrôlés par les capitaux d’Etat ont renégocié au maximum leurs contrats, pour facturer autant que possible dans d’autres monnaies.
L’Etat russe compte maintenir cette tendance comme une ligne de conduite géopolitique. En février, le numéro 2 de sa diplomatie Sergueï Ryabkov avançait une nécessité de recourir au dollar au minimum, afin d’éliminer la dépendance à "une source toxique d’actions hostiles permanentes". Le 12 avril, dans un entretien à l’agence de presse iranienne IRNA, c’est le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov qui, de nouveau, a évoqué des "mesures progressives" pour "dédollariser", dans une "transition vers des paiements en devises nationales ou alternatives".
Roi euro
Les tableaux de la Banque de Russie attestent que l’œuvre de persuasion fonctionne de mieux en mieux auprès d’anciennes républiques d’URSS. Le mouvement le plus substantiel concerne les échanges avec la Chine, avec qui un mécanisme de compensation en roubles ou en yuans est en train de s’installer. Mais, comme le relève l’agence Bloomberg, entre eux, c’est le "roi euro" à présent. La monnaie unique européenne est utilisée dans quatre ventes sur cinq aux clients chinois. Le bouleversement, initié par le pétrolier Rosneft, a eu lieu en à peine deux ans, l’expédition du brut s’opère à présent normalement en euros. La chaîne d’information étatique chinoise CGTN explique que "cela reflète l’accélération des efforts de dédollarisation de la Russie". Et Pékin ne trouve rien à y redire.
Délaisser ainsi la devise d’un bloc commercial occidental pour celle d’un autre bloc commercial occidental apparaît à Moscou presque comme une formalité, avec cette idée qu’il n’y a, somme toute, pas grand-chose à redouter d’une amplification des sanctions européennes. Les Russes se concentrent donc sur un seul facteur de vulnérabilité, celui de la sujétion à la devise de la puissance qu’elle caractérise comme la plus "hostile".
Réseau SWIFT
Il s’agit donc de se prémunir d’une éventuelle offensive américaine qui serait destinée à paralyser le système financier russe. Tout en prônant la désescalade, le président des Etats-Unis Joe Biden a parlé il y a deux semaines d’une "réponse proportionnée". Les experts à Moscou mettent en exergue l’interdiction faite aux établissements américains d’intervenir sur une partie du marché des obligations libellées en rouble, tout en notant que la mesure se révèle moins restrictive que prévu. Cependant, elle contribue à maintenir les opérateurs russes dans une expectative constante.
A chaque nouvelle série de sanctions, la marge de manœuvre de Washington se rétrécit, ce qui pose de plus en plus la question de savoir jusqu’où les deux parties sont prêtes à aller", considère Vladimir Tikhomirov, économiste en chef de BCS Global Markets à Moscou.
Est-ce que le marché secondaire russe sera ciblé? Comment les banques publiques russes seraient empêchées d’opérer en dollars? Et une fois encore ces dernières semaines, l’option d’évincer la Russie du réseau SWIFT est brandie. Le 21 avril, l’Ukraine l’a plaidée auprès de l’Union européenne. Option prématurée, d’après un ancien spécialiste du dossier des sanctions au Trésor américain.
Une déconnexion de ce système de traitement des opérations bancaires internationales, où le dollar demeure prédominant, pourrait paralyser les transactions des établissements bancaires russes. La société de gestion d’actifs QBF à Moscou prévient que les grands exportateurs russes n’auraient alors d’autre choix que de chercher à travailler avec des banques étrangères – non-américaines – pour assurer leurs activités opérationnelles. Une autre forme de "dédollarisation", cette fois subie.